La Lettre de Transition Plus
N°33 Eté 2016
EDITO
Êtes-vous prêt ? C’est le moment de ne rien faire. Avec l’allongement des jours, le temps semble se distendre et par surcroît nous inviter au loisir. Occasion idéale pour ralentir le rythme et réfléchir au rapport qui lie le travail au temps.
Question profonde et complexe qui renvoie à la place du travail dans notre vie, dans l’inexorable cours d’un temps qui s’impose à tous et nous emportera de manière certaine. La vie s’achève mais le travail jamais, dit un proverbe arabe, rappelant ainsi que le travail peut remplir, saturer et même étouffer nos vies.
Pourquoi travaille-t-on ? Pour continuer à vivre ? Pour nous réaliser ? Ou pour occuper le temps dont nous disposons ? Le travail est-il un passe-temps comme un autre ? À quels besoins répond-il au fond ?
Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé François Delivré. Personnalité marquante du coaching en France, il se définit comme un chercheur de sagesse. Le temps est un thème majeur de ses réflexions. Il nous invite ici à réfléchir à la dimension temporelle d’une carrière, et ainsi à nous questionner sur le sens de celle-ci dans la vie d’un homme ou d’une femme.
En parallèle, nous avons analysé le rôle du temps dans la crise de carrière d’un cadre, qu’il vive une séparation avec son employeur ou un trou d’air professionnel. En quoi sa perception du temps est-elle impactée ? En quoi la crise professionnelle peut-elle l’amener à reconsidérer son rapport au temps ?
À la lumière des jours d’été qui s’étirent, nous vous invitons à prendre le temps de méditer sur le temps, de lire les articles de cette lettre et d’y trouver, nous l’espérons, du bon temps.
Cordialement plus.
Domitille Tézé
François Delivré
Le temps d’une carrière
Homme d’art, de méthodes et de relations, polytechnicien, ingénieur grands travaux, co-fondateur de l’Académie du Coaching, François Delivré se définit aussi comme un chercheur de sagesse, qui trouve sa joie dans la sculpture, l’art du conte et la transmission de ses recherches. Son dernier livre traite du sujet du temps*
Si on parle communément du temps comme un cours, on parle plus souvent de la carrière comme un parcours. Qu'est-ce que le temps de la carrière a de singulier qui explique cette différence ?
La notion de carrière est liée à une représentation chronologique du temps. Les mots de cours et de parcours me semblent bien refléter les deux grandes approches du temps chronologiques que symbolisent la flèche et le fleuve. La flèche du temps c’est la ligne sur laquelle ceux qui ont un plan de carrière vont se projeter en avant et se dire : je voudrais me situer là dans 5 ans, à tel poste ou à tel niveau de rémunération. C’est une démarche active de projet qui permet de se fixer des objectifs et d’avancer. L’inconvénient de cette vision est qu’on vit dans l’anticipation, pas dans le présent. Certaines personnes, dès qu’elles ont atteint une étape, pensent en effet tout de suite à celle d’après, au risque de passer leur vie à vivre dans un futur imaginaire, qu’elles peuvent atteindre, mais qui les empêche de vivre leur temps professionnel là, maintenant, comme il est.
La notion de fleuve du temps me semble plus existentielle et plus passive. Par rapport au parcours de carrière, le cours du temps c’est ce sur quoi nous sommes embarqués : on ne peut le ralentir, il s’écoule quoi qu’on fasse et nous mène inéluctablement vers la vieillesse, la mort et notre disparition. Il y a là une contrainte existentielle : on ne peut rien faire pour changer ce cours, contrairement à la vision de la flèche et du projet.
Ces représentations chronologiques correspondent à une vision occidentale du temps. Or il me semble que, suivant les contextes, il est intéressant d’en adopter d’autres. Quelqu’un qui anime une réunion, par exemple, aura toujours un oeil sur la pendule bien sûr, sur le temps chronologique, mais ce qui va l’intéresser c’est surtout l’idée de temps comme processus : qu’est-ce qui est en train de se passer, là, maintenant ? Est ce que les gens discutent ? Y a-t-il des conflits ? Les gens sont-ils fatigués ?… C’est à ce temps-là qu’un bon animateur de réunion sera d’abord attentif. Cette autre perception du temps est plus « orientale » et s’inspire de la philosophie du Tao.
En quoi le fait de penser le(s) temps de sa carrière peut-il permettre de la réussir ?
Penser sa carrière, c’est se situer sur le plan mental, ce qui me parait justifié, en particulier pour deux démarches essentielles : la possibilité d’anticiper et celle de tirer des bilans de ses réalisations. Mais en restant sur le plan mental, on en reste aussi au temps chronologique alors qu’il y a d’autres façons de concevoir sa carrière que simplement la penser. Se demander par exemple : en ce moment, comment je me sens dans mon job ? Y suis-je heureux ? Et si je ne le suis pas, qu’est-ce que je peux faire pour changer ? Quelle est ma part dans le fait qu’il y a quelque chose qui ne va pas ? Si mon entreprise traverse une passe difficile, et si je traverse moi-même une passe difficile, comment puis-je continuer à être relativement serein, à accepter le monde tel qu’il est ? C’est un questionnement dans lequel la pensée intervient, bien sûr, mais pas seulement : c’est aussi la prise en compte des émotions et des valeurs.
Sur la réussite, d’autres questions se posent : si ma carrière est brisée, qu’est-ce qui reste de la réussite de ma vie ? Si je n’ai plus mon job, que reste-t-il de mon identité ? Certains sont tellement accrochés à leur carrière que si on la leur supprime, il ne leur reste rien, le vide de leur vie leur apparaît. C’est un lourd handicap. Quelqu’un qui est « accro » à sa carrière peut avoir une puissance d’expertise, mais il n’a pas la stature humaine qui fait que sa vie, son identité, sa puissance ne dépendent pas que de sa carrière.
À la retraite, une personne qui s’était identifiée à sa carrière va souvent se précipiter sur une activité qui lui apportera les mêmes gratifications : elle va présider ou administrer une association, s’identifier à un nouveau rôle… Ce n’est pas négatif mais elle n’affronte pas la vraie question existentielle : qui suis-je, en dehors de ce que je fais, en dehors de mon rôle social ?
Il y aussi le cas de la personne qui ne fait pas une carrière aussi belle qu’elle imaginait au départ. La question qui se pose alors pour elle est celle de sa satisfaction au quotidien, en abandonnant l’idée de la « carrière ». J’ai souvent rencontré des gens de cette nature, qui avaient abandonné leur projet de carrière mais qui semblaient très heureux ; il y a alors une certaine sagesse qui arrive en milieu de parcours, difficilement compréhensible pour ceux qui continuent à vouloir faire carrière.
Quand une personne fait carrière, elle cherche non seulement des responsabilités, mais surtout un pouvoir réel, opérationnel, ou un pouvoir d’influence, ou encore un salaire qui augmente. Voilà les « attracteurs ». Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Qu’est-ce que le pouvoir et l’argent lui permettent ? De se sentir en sécurité ? De se comparer aux autres ? A un moment donné, la personne a intérêt à se reposer la question de ses enjeux : qu’est-ce qu’elle cherche au fond ? Car il est d’autres attracteurs, d’autres motivations, plus profondes, plus vitales, comme la vie heureuse au présent ou l’accomplissement de ses talents. ■
* Les Quatre visages du temps – InterEditions – 2014 - 320 P.
CRISE DU TEMPS EN TEMPS DE CRISE
Le temps. La crise.
Quand on analyse la situation des cadres dirigeants en crise de carrière, quand on
observe ce qu’ils vivent et ressentent, les deux notions apparaissent liées au point
de se confondre.
Crise du temps
Dans l’empreinte du temps, la crise de carrière se manifeste et révèle son acuité.
Une crise dans sa carrière, c’est d’abord un changement radical dans sa perception du temps. C’est comme si j’avais été lancé à deux-cents à l’heure dans un bac à sable, dit un cadre dirigeant pour décrire ce qu’il avait ressenti en perdant son emploi.
Par cette image frappante il illustrait deux altérations du temps perçu. Tout d’abord un changement de rythme, un brusque ralentissement, jusqu’à une quasi inertie. Et ensuite une perte de contrôle : comme si le temps ne répondait plus, qu’on n’arrivait plus à impulser son propre rythme sur le cours des événements. Sensations perturbantes pour des dirigeants, jusqu’ici habitués à vivre vite et à commander au temps.
Temps de la crise
C’est dans le travail du temps que la crise trouve son issue.
Entre son début et son terme, la crise se dénoue dans une durée variable qui dépend de nombreux paramètres : si elle a été subie ou initiée, si le cadre est accompagné, s’il aborde la crise avec un état d’esprit constructif, s’il est enclin à regarder devant plutôt que derrière, s’il est prêt à prendre des risques et des décisions… Le temps est un allié du cadre en crise : il l’aide à dissiper le brouillage émotionnel, à prendre du recul, à relativiser, à voir des évidences qui ne lui apparaissaient pas quelques semaines auparavant. Mais, même s’il sait objectivement qu’il a besoin de temps, il trouve souvent que ça ne va pas assez vite. Et quand la crise est un départ, il se retrouve avec beaucoup de temps. La perturbation est là : lui qui n’en avait jamais, dont l’agenda était si rempli que les questions existentielles n’y avaient aucune place, se retrouve seul face à lui-même. Et il peut avoir la tentation de prendre la première solution qui se présente, en se persuadant que c’est la bonne, faisant ainsi l’économie d’un questionnement inconfortable.
Peine perdue, il n’y a pas moyen d’accélérer la résolution d’une crise de carrière : il faut se frotter au temps, accepter la perte de contrôle et l’approche d’un temps libre et inconnu. En l’aidant à être patient et à reposer quelques jalons sur un temps qui s’est soudain dégagé et ralenti, on peut l’aider à reprendre confiance, à sortir de l’urgence panique, à repenser ses priorités véritables, à refaire des choses qu’il ne faisait plus, à réinvestir un temps de vie, et peu à peu à transformer en nouveaux projets ses envies. ■
La lettre du Career Crisis Management est éditée par Transition Plus – Dépôt légal : mai 2016.
Directrice de la publication : Domitille Tézé
Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Marc Joly, Domitille Tézé
Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : Mathilde Guillemot
Transition Plus – 1 rue de la Banque 75002 Paris – Tél. 01 42 60 10 66 – www.transitionplus.com
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