
La Lettre de Transition Plus
N°22 Automne 2012
EDITO
Nous sommes heureux de publier dans ce numéro une interview exclusive de Jean-Louis Servan-Schreiber.
Est-il encore nécessaire de le présenter ? Sa carrière est impressionnante et fameuse : né dans une famille de presse,
il a travaillé avec son frère Jean-Jacques à l’Express, créé le groupe Expansion et Radio Classique, brillamment relancé Psychologies Magazine, publié une dizaine d’essais, créé et présidé la section française de l’ONG Human Rights Watch.
Pourquoi l’avoir interrogé ?
C’est qu’en cet automne 2012, saison des brouillards et des bourrasques, nous avons eu envie d’approfondir une question à laquelle nous ramènent toujours les temps agités : celle du sens.
Dans les entreprises, où la vie est devenue aussi turbulente et incertaine, se pose aux dirigeants comme aux personnels la question du sens de ce qu’ils y font, collectivement et individuellement.
C’est parce que la question du sens redevient première dans les bouleversements considérables et multiples de notre société en ce début de siècle, que Jean-Louis Servan-Schreiber a relancé CLES, le magazine du sens, auprès d’un large lectorat. Et qu’il a placé cette question en filigrane de son dernier essai : Aimer (quand même) le XXIe siècle.
Aussi l’avons-nous questionné sur le sens de la carrière d’un cadre en 2012.
En complément, nous nous sommes interrogés sur la crise de carrière que peut constituer le sentiment d’une perte de sens. Pourquoi tant de cadres vivent-ils cela aujourd’hui ? Comment cela se manifeste-t-il ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Espérant que ces deux articles trouveront à vos yeux tout leur sens, nous vous en souhaitons une bonne lecture.
Cordialement plus.
Domitille Tézé

Donner du sens à sa carrière
Entrepreneur, journaliste, essayiste, Jean-Louis Servan-Schreiber a fondé le groupe Expansion, relancé Psychologies Magazine et dirige aujourd’hui CLES, le magazine du sens. Il analyse ici pour nous ce que signifie la notion de carrière dans un siècle auquel il vient de consacrer son dernier ouvrage *
Alors que le court terme est devenu l’horizon des entreprises,
la notion de carrière a-t-elle encore un sens ?
Elle a beaucoup évolué puisque la brièveté des emplois est la règle désormais.
Aux Etats-Unis on compte aujourd’hui que les gens occuperont onze postes différents au cours de leur carrière. Une carrière n’est plus, comme hier, un parcours constitué d’étapes successives qu’on essayait de franchir, plus ou moins bien, et qui menait
à un poste qu’on pouvait presque décrire à l’avance. Avant on pouvait dire :“Je veux faire carrière dans la marine marchande, le marketing ou la région Rhône-Alpes” alors qu’aujourd’hui on ne peut plus décréter à l’avance sa carrière.
La notion, le mot lui-même a évolué. Il est devenu rétrospectif, il décrit ce qu’on a fait. Mais il est très difficile de le mettre au futur : une carrière aujourd’hui se constate plus qu’elle ne se décrète.
Peut-on encore préméditer dans sa carrière ?
On peut mais avec une capacité d’anticipation beaucoup plus courte. Nous sommes dans une société où il ne s’agit plus seulement de prendre une direction sur le terrain mais de s’adapter à un terrain qui lui-même se modifie sous nos pieds. Un double changement se produit : le changement normal de l’individu au cours de son évolution, de son âge, de son expérience. Et en même temps les conditions de l’environnement qui se modifient sous le poids des changements technologiques, économiques ou sociaux. Il convient à la fois d’essayer de suivre un certain parcours – il n’y a aucune raison de ne pas essayer – mais aussi d’admettre qu’on peut être amené à remettre en cause une piste qu’on avait prise. Et que ça n’est pas un drame.
Plus que jamais la spécialisation principale, c’est la capacité d’adaptation. Ce qui veut dire qu’on a moins de spécialisation.
Qu’est-ce qui a changé dans les rapports entre un salarié
et son entreprise ?
La présomption de précarité des jobs. Il y a deux générations, on entrait chez Michelin en se disant qu’on allait probablement y rester. Aujourd’hui un jeune embauché
dans une entreprise se dit qu’il y restera au moins deux ans pour montrer qu’il peut tenir un poste et qu’à partir de là, il verra bien ce qu’il aura envie de faire. Une entreprise est un tremplin qui mène à une autre : il n’y a plus d’adhésion ni de fidélité à l’entreprise, de même que l’entreprise n’a plus de fidélité à l’égard de ses salariés. De ce fait, le métier n’est plus qu’un élément parmi d‘autres dans la définition de l’individu, alors qu’avant il était vu comme l’essentiel de sa position sociale et même psychologique. Aujourd’hui les salariés savent, surtout quand ils sont cadres, la précarité d’un contrat de travail. Aussi sont-ils amenés à prendre du recul. Ce qui ne les empêchera pas de progresser dans ce qui reste quand même une carrière, faite de morceaux composites certes, mais finalement construite.
Quels sont les aspects nouveaux qui apparaissent dans une carrière au XXIe siècle ?
Le plus important c’est le bouleversement du numérique qui, il y a douze ans, était infiniment moins développé et surtout n’avait pas l’ampleur mondiale qu’il a prise. La conséquence sur les techniques de marketing, sur les modes relationnels et les modes de communication est bouleversante et extrêmement rapide. Nous sommes tous en train de l’apprendre chaque jour dans nos vies, nos équilibres et bien sûr nos fonctionnements professionnels. Le numérique nous remet tous au même niveau d’incompétence qui est celui des débutants.
A un jeune cadre qui commence sa carrière aujourd’hui,
que conseilleriez-vous ?
La possession de trois langages me paraît absolument essentielle.
- Le premier est évident et, incroyablement, le plus récent : c’est celui du numérique. Posséder le plus possible la pratique, la souplesse et l’imagination que donne ce langage du numérique qui n’existait pas il y a vingt ans et qui est maintenant lingua franca du monde entier. C’est tellement évident que ce n’est même pas la peine d’insister.
- Le deuxième langage est moins évident, c’est tout simplement le langage et les langues étrangères.Tout le monde sait qu’il faut apprendre l’anglais mais combien le font vraiment ? Posséder une langue étrangère est à la fois ce qui est le plus utile dans un monde mondialisé, et en même temps ce qui est le moins facile puisqu’il n’y a pas de raccourci autre que la pratique, l’étude et un certain talent. La possession des langues reste un atout propre et singulier de chaque individu et son degré d’habileté dans ce domaine est déterminant pour sa carrière.
- Le troisième langage, moins souvent souligné, me parait tout aussi essentiel : c’est la finance. C’est-à-dire ce que représente le flux de l’argent : les inconvénients, les risques, les opportunités… Trop de gens se contentent d’approximation dans ce domaine, et quand on se retrouve seul décisionnaire et responsable, y compris dans le choix de quitter une entreprise ou d’entrer dans une autre, savoir apprécier les choses sous le prisme financier me paraît faire partie de l’équipement de base, quelles que soient les professions. ■
*Aimer (quand même) le XXIe siècle
Préface d’Edgar Morin - Editions Albin Michel
Septembre 2012 - 144 pages
Perte de sens et crise de carrière
“Mon job a perdu tout son sens, je ne vois plus pourquoi je travaille finalement”. C’est en ces termes qu’on entend souvent s’exprimer chez les cadres une insatisfaction professionnelle de fond. Pourquoi aujourd’hui ? Qu’en est-il exactement ? Comment y répondre ?
Première remarque : pour qu’il y ait perte de sens, il faut qu’il y ait eu sens un jour.
Ce ne sont donc pas les cadres en début de carrière qui parlent ainsi car eux se soucient, avant tout, de satisfaire leurs premiers besoins : être reconnus professionnellement et devenir matériellement indépendants. Mais pas uniquement : pour beaucoup la finalité même
du métier compte aussi, d’où l’attirance des jeunes diplômés pour des fonctions,
des entreprises ou des secteurs liés, par exemple, à l’environnement ou au développement économique et social.
Deuxième remarque : si l’impression de perte de sens semble se répandre, à quoi cela est-il dû ? Trois phénomènes contemporains peuvent l’expliquer :
- D’abord le fait que les entreprises sont contraintes de naviguer à courte vue et à s’adapter en permanence. Hier leur trajectoire rectiligne se dirigeait vers un horizon visible par l’ensemble des personnels qui pouvaient s’y référer. Les entreprises opèrent aujourd’hui des changements de cap permanents, au point que certaines semblent parfois devenir des bateaux ivres, incapables de permanence, guidées par leurs seuls impératifs financiers. Faute de leur montrer une route, elles déboussolent ceux qui y travaillent.
- Ensuite la globalisation et la complexification des systèmes ainsi que la dilution des responsabilités et des prises de décisions ne permettent plus de sentir l’impact de son action. De nombreux cadres en perte de sens n’aspirent à rien d‘autre que quitter un grand groupe prestigieux pour travailler dans une structure élémentaire, bien plus modeste économiquement, mais dans laquelle ils pourront mesurer l’effet de leurs décisions. Combien choisissent ainsi
à mi-carrière de créer ou de reprendre une petite structure, de travailler pour eux-mêmes, de monter une start-up, un restaurant ou de devenir coach. Pour retrouver du sens.
Cela peut-il satisfaire tous ceux qui expriment une perte de sens ? A voir… - Car si la perte de sens dans le travail semble faire contagion, et c’est là le troisième phénomène, c’est qu’elle peut être aussi une posture à la mode. Une carrière réussie n’est plus une carrière passée dans une seule entreprise : les médias aujourd’hui s’intéressent davantage
à une personne qui a démarré dans le monde de l’entreprise et qui a réussi dans un deuxième, voire un troisième métier. Dans une société qui ne cesse d’encourager le rebond, montrer
sa capacité d’adaptation est ce qui est le mieux mis en valeur.
Aussi prenons garde : en matière de travail, le sentiment de perte de sens peut être une façon valorisante d’expliquer une situation et de ne pas affronter les vraies raisons de son insatisfaction. Et il suffit parfois de peu de chose, d’une augmentation, d’une promotion ou du départ d’un chef abhorré pour soudain retrouver du sens à ce qu’on faisait…
C’était bien donner un faux sens au mot sens ! ■

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Dépôt légal : octobre 2012.