La Lettre de Transition Plus
N°35 Printemps 2017
EDITO
Le thème de ce numéro s’énonce en trois mots simples : ici et maintenant.
Si l’expression est aussi vieille que la sagesse (on la connaît bien sûr en latin, hic et nunc), le concept est aujourd’hui souvent repris en développement personnel : il désigne l’idée de s’ancrer dans la réalité présente et de permettre son acceptation en évacuant le jugement.
Le lien avec les crises de carrière est direct. Au cours d’un licenciement ou d’une séparation avec son employeur, lors d’un trou d’air professionnel, un cadre traverse des turbulences émotionnelles très violentes qui le voient souvent passer de la rage du passé à la peur de l’avenir. Réinvestir le présent est alors pour lui le moyen de s‘ancrer dans le réel, d’apaiser les tensions et de reconstruire les bases psychologiques d’un nouvel élan. Ce rôle de l’ici et maintenant dans la crise de carrière est le sujet d’un des articles de cette Lettre.
Dans notre réflexion, nous avons choisi de faire appel à Charles Pépin, philosophe et écrivain. A la fois agrégé de philosophie, diplômé de Sciences Po et d’HEC, Charles Pépin est un penseur qui connaît bien les réalités de l’entreprise. Il est notamment l’auteur d’un formidable essai, Les Vertus de l’échec, très inspirant pour qui cherche à tirer parti et s’enrichir d‘un insuccès.
Charles Pépin, associe l’ici et maintenant à une émotion positive : la joie. C’est en effet dans le choix de vivre ici et maintenant que se situe la source de la joie. Il nous explique ce qu’est la joie, la place qu’elle occupe (ou pas) dans le monde de l’entreprise, ce qui nous empêche de la ressentir et enfin, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, comment un échec ou une crise peut nous donner de la joie, pour peu que nous accueillions le réel, ici et maintenant.
Le parcours d’accompagnement des cadres ou le chemin plus abstrait de la philosophie nous mène au même résultat : vivre au présent, ici, maintenant, est une attitude souvent salutaire dans une crise de carrière.
J’espère que cette lettre vous inspirera et vous donnera autant de joie à lire que nous en avons à vous la présenter.
Cordialement plus,
Cordialement plus.
Domitille Tézé
Charles Pépin : La Joie, c'est ici et maintenant,
Philosophe et écrivain, Charles Pépin a récemment publié un roman La Joie et un essai Les Vertus de l’échec *.
Comment définir la joie ?
Comme un jaillissement soudain, une émotion, un instant, alors que le bonheur renvoie à l’idée d’une satisfaction durable et globale. La joie c’est ici et maintenant, elle est une manière d’être au présent qui met en congé le passé et l’avenir, c’est la cessation de toute nostalgie et de toute espérance. C’est pour ça que la joie est apolitique. Si la politique vise à construire un monde meilleur pour demain, la joie est une approbation du monde comme il est, avec ses imperfections.
Paradoxalement, la joie nous apporte une force de transformation du monde, mais après. Il ne faut pas confondre ce que j’appelle une joie d’acceptation et une joie de combattant, celle-ci peut être la conséquence de la première mais elles n’ont pas lieu en même temps.
Si la joie n’est pas le bonheur, elle est une promesse de bonheur. Elle nous rappelle que le bonheur est possible, mais ça ne veut pas dire qu’il aura lieu
Dans la vie professionnelle, quelle est la place de la joie ?
En France, il est mal vu d’être joyeux. Pour avoir l’air compétent, il faut avoir l’air sinistre. Quelqu’un de joyeux est soupçonné d’être un dilettante. Or je pense que la joie, c’est ce qui nous envahit quand on est très bon, quand on déploie sa puissance dans son métier. C’est la définition que Spinoza donne de la joie : le passage d’une moindre à une plus grande perfection. Si mon travail me permet de me développer, il me met en joie. Il accroit ma puissance d’être. Cette joie d’accroissement, est proche de la joie du combattant, ce n’est pas une joie d’affirmation, mais toutes deux vont ensemble. Car ceux qui changent les choses, paradoxalement, ont une grande force d’acceptation des choses. Ils ne sont pas dans un rapport de force volontariste, ne se disent pas Je vais tout changer. Ils ont la sagesse de se dire qu’ils ne peuvent pas tout, qu’il y a une limite à leur action. Plus lucides, ils comprennent mieux le réel, et peuvent mieux changer ce qui peut être changé. On a tendance à considérer que ceux qui acceptent sont des résignés, que ce ne sont pas eux qui combattent et changent le monde. C’est faux. Des gens comme Martin Luther King avaient une incroyable force d’acceptation, et une capacité à trouver la joie, proprement stoïcienne, dans cette acceptation.
Une autre forme de joie au travail est la joie de la collaboration, la joie d’être ensemble. Ce qui rend triste au travail, c’est de ne pas aimer ses collègues, de ne pas les supporter, de se les voir imposer.
Si la source de la joie est dans l’ici et maintenant, pourquoi est-elle si difficile à ressentir ? Qu’est-ce qui peut l’empêcher ?
La joie est une manifestation de présence au monde favorisée par la conscience de son corps, par la marche, le sport, la méditation, etc. Le mépris qu’on peut avoir de son propre corps est un obstacle dans le chemin vers la joie.
Le deuxième obstacle, c’est l’obsession du passé et de l’avenir. Quand on est trop dans le passé, on est dans le ressassement, le ressentiment ou la nostalgie, on n’accueille pas le présent. De même l’espérance nuit à la joie. Ce qui donne la joie, c’est la capacité de dire : c’est comme ça et ça me va. Ce que Nietzsche appelait le grand oui à la vie. L’espérance nous prive de cette force d’acceptation pure.
Ce qui empêche la joie, c’est aussi la comparaison avec des idéaux ou avec des réalités qu’on imagine meilleures chez les autres. La joie a toujours maille à partir avec le réel. Ce qui met en joie, c’est la réalité de ce qui est vécu et de ce qui est ressenti. Or on est souvent invité, aujourd’hui, à comparer ce qu’on vit avec un idéal, notamment sous l’influence des réseaux sociaux. Cela peut nous rendre triste.
Autre exemple : quand on n’est pas capable de vivre la réalité de sa vie de couple, qu’on se dit que l’amour ça devrait être autrement, que ça devrait être parfait, on se dit qu’on vit une réalité décevante. Mais elle n’est décevante que parce qu’on a un idéal tyrannique dans la tête. Je ne dis pas qu’il faut renoncer à être idéaliste ou à espérer, mais je dis que les instants de joie sont des instants où l’on est capable d’aimer le réel plus que l’idéal.
Quelle joie peut éprouver celui qui est en crise ou en échec ?
Il faut parfois être dans l’adversité pour découvrir en soi des ressources qu’on ne soupçonnait pas. Ressources de combativité ou d’acceptation stoïcienne, de sagesse au fond : je comprends que je ne suis pas tout puissant et guérir de l’illusion de la toute-puissance peut me mettre en joie. Beaucoup n’ont pas cette chance. A force de réussir, ils deviennent arrogants, suffisants et, quelque part, tristes.
Dans les situations de crise, on peut être plus ouvert aux autres ou à des idées différentes ; des barrières tombent, une sorte de coquille se brise, et on se retrouve dans une disponibilité à des perspectives de carrière nouvelles ou à des bifurcations existentielles.
La joie dans l’échec, c’est aussi la rencontre du réel. Quand je réussis trop, je glisse un peu au-dessus du réel, je ne me rends plus compte, comme on dit Je ne réalise pas. Dans l’échec, on se cogne contre le mur du réel et c’est le début de la joie. Une dépression, par exemple, ça n’est pas joyeux, mais ça peut conduire à être plus honnête sur la réalité de son désir. Et c’est le début de la joie, d’une joie plus humaine, plus dure à conquérir. C’est une vraie joie dans la mesure où la réussite nous fait parfois rater le réel et où on rencontre bien des gens tristes dans le succès.
FACE A LA CRISE, INVESTIR L'INSTANT PRESENT
Lors d’une crise de carrière, rendez-vous la vie plus légère et joyeuse : conjuguez-la au présent !
Un cadre en crise de carrière, en particulier s’il vit une séparation avec son employeur, aura souvent tendance à considérer sa situation à travers le filtre du passé ou du futur. Deux visions utiles mais qui peuvent présenter des pièges.
S’il pense au passé, ce cadre peut comprendre et analyser ce qui lui est arrivé : quelles sont les origines de cette séparation ? qu’est-ce qui l’explique vraiment ? et quelle est sa propre part de responsabilité ? Le passé peut aussi lui rappeler des succès (et lui redonner de la confiance) et, en lui remémorant des moments de bien-être et d’épanouissement, le dynamiser : le passé permet un ancrage émotionnel précieux dans un moment de déstabilisation.
Mais s’il ne regarde que son passé, ce cadre peut rester figé sur une impression d’échec, ressasser les motifs, passer son temps à regretter ou à culpabiliser, rêver de « rejouer le match » ou s’entretenir dans la colère. A contrario il peut aussi idéaliser son passé professionnel, se complaire dans la nostalgie, la tristesse d’une perte irréparable et le sentiment que rien ne sera plus jamais aussi bien qu’avant.
Penser au futur permet au cadre de se projeter en avant, de créer une dynamique, de fixer des objectifs et de se mettre en mouvement. Et face au passage à vide de créer ainsi un temps plein. En revanche il doit veiller à ne pas se projeter trop tôt, trop vite, et de faire dans la précipitation l’économie d’une introspection ou d’un diagnostic.
En se concentrant sur le présent, le cadre tire de nombreux bénéfices : attentif à son état sur le vif, il peut observer ce qu’il ressent à la fois en positif (le soulagement, le sentiment de libération…) et en négatif (la peur, la tristesse, la colère…). Il accueille ses émotions et se donne ainsi le moyen d’avancer psychologiquement sur le chemin du changement.
Réinvestir le présent c’est aussi se donner l’opportunité de s’occuper de soi, de se reconnecter avec sa personne physique, avec son entourage. Se brancher sur l’ici et maintenant, c’est retrouver une conscience de soi, être doux avec soi-même et se permettre enfin un lâcher prise. C’est à la fois déstabilisant, opportun, et très libérateur.
Quand on y réfléchit, les aspects positifs du passé et du futur n’ont finalement d’intérêt que dans le présent. Car il n’y a qu’ici et maintenant qui est réel, le seul moment à investir, à la fois en termes d’actions et d’émotions, un moment que le passé éclaire et que le futur oriente. Le présent est le seul moment sur lequel un cadre en crise peut prendre la main et ainsi se prendre en main.
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus – 1, rue de la Banque 75002 Paris – Tél 01 42 60 10 66 – Directrice de la publication : Domitille Tézé
Comité éditorial : Nicolas Bontron, Géraldine Durand, Valérie Féret-Willaert, Marc Joly, Domitille Tézé – Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : Mathilde Guillemot – Dépôt légal : mars 2017.