La Lettre de Transition Plus
N°36 Eté 2017
EDITO
Cette lettre est consacrée à la NÉGOCIATION, un sujet central dans notre métier et décisif dans la résolution d’une crise de carrière. Et nous le traitons ici sous un angle spécifique : celui des émotions.
En effet, une des principales difficultés que rencontrent nos clients, cadres dirigeants en crise de carrière, est de négocier pour leur propre compte dans des circonstances lourdes émotionnellement.
Que faire ? Comment considérer l’agitation émotionnelle à ce moment-là ? Comment empêcher qu’elle compromette les relations avec son employeur et l’issue des discussions ? Comment ne pas en souffrir, ni dans l’immédiat ni à plus long terme ? Comment au contraire l’exploiter de manière positive et stimulante ?
Pour enrichir notre réflexion, nous avons interrogé Laurent Combalbert, spécialiste des négociations complexes auprès d’entreprises et d’institutions. Il a commencé sa carrière au RAID où, lors de kidnappings et de prises d’otages, il a mené les négociations les plus sensibles qui soient (son expérience a d’ailleurs inspiré la série télévisée Ransom).
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il nous explique que les émotions sont, de manière naturelle, au cœur de toutes négociations et qu’il est essentiel de bien les reconnaître pour se donner la chance de les maîtriser, de favoriser la relation et de trouver un terrain d’entente.
Pour les négociations liées aux crises de carrière, dont une particularité est que l’on négocie son propre sort, nous souscrivons totalement à ce point de vue. Et nous recommandons à nos clients de mener eux-mêmes les discussions pour entrainer un cercle vertueux : modifier son ressenti émotionnel et sortir grandi des négociations qu’on a conduites. C’est l’objet de notre deuxième article : Négocier soi-même.
Nous espérons que vous trouverez de l’intérêt à la lecture de cette lettre. Et que son contenu fera peut-être écho, au-delà des seules crises de carrière, à d’autres aspects de la vie émotionnelle.
Cordialement plus.
Domitille Tézé
Laurent Combalbert
Ancien négociateur de crise pour le RAID, Laurent Combalbert a fondé en 2013 l’Agence des Négociateurs (ADN) spécialisée dans l’assistance aux négociations complexes et critiques : négociations commerciales et financières à forts enjeux, négociations diplomatiques, conflits sociaux, kidnappings, séquestrations… Il est l’auteur de plusieurs livres sur la négociation *
Quelle est la place des émotions dans une négociation ?
Négocier c’est trouver un point d’accord entre des parties en conflit. Or, toute situation conflictuelle crée une tension et donc des émotions. Dans une négociation, il y a forcément des émotions, on ne peut pas l’empêcher.
En négociation, il faut qu’il y ait une relation avec la partie adverse. Une relation basée sur sa capacité à maîtriser sa propre émotion et à voir l’émotion de l’autre sans l’éprouver soi-même : ce qu’on appelle l’empathie. S’il n’y a pas d’émotions, on est dans une relation qui n’existe pas (on est apathique), on s’échange juste de l’information. S’il y a trop d’émotions, on se laisse emporter par elles : soit elles viennent dégrader la relation, soit la relation devient affective avec le danger de devenir sympathique, c’est-à-dire de ne pas seulement voir l’émotion de l’autre mais de la partager ; il y a alors une perte d’objectivité et sa capacité de contrôle est atténuée.
Pour ne pas se laisser dominer par ses émotions lors d’une négociation, la première règle est de les accepter. Il est impossible de les « mettre de côté », ce serait même dangereux. Il faut faire coexister à la fois la raison et l’émotion. Ensuite, il faut connaitre le panorama des six émotions de base (le dégoût, la surprise, la peur, la colère, la tristesse et la joie, auxquelles on peut même ajouter le mépris) et identifier les signaux physiques et psychologiques qui annoncent qu’une de ces émotions monte en soi pour être capable, en l’acceptant, de la garder à son seuil primaire et éviter qu’elle ne se dégrade.
La joie par exemple, est une émotion primaire, légitime pour celui qui l’éprouve, c’est un message de satisfaction envoyé à l’autre ; mais le danger de la joie, c’est quand elle se dégrade en euphorie : on risque alors d’avoir le sentiment d’avoir déjà gagné et de se retrouver coincé par une réaction qu’on n’avait pas anticipée.
Dans une négociation, les émotions nous aident à lire la réaction de l’autre et de savoir ce qu’il ressent : quand il exprime une vraie émotion, pas une émotion simulée, il m’envoie un message. Des experts en lecture comportementale, notamment mon associé Marwan Mery, peuvent rapidement identifier l’émotion d’une personne par rapport aux micro-expressions de son visage. En acceptant l’émotion de l’autre, on peut éviter qu’elle se dégrade et qu’elle altère la qualité de la relation.
Quand on négocie, l’avantage d’exprimer ses propres émotions, c’est de jouer la franchise, de montrer qu’on veut créer la confiance et d’être en adéquation entre ce qu’on exprime verbalement et l’émotion qui se lit sur le visage. Mais il faut que la partie adverse soit dans la même logique. Si on sait tous ce qu’on a à gagner dans la négociation, si on a un Objectif Commun Partagé (un OCP), on est plus enclin à jouer cartes sur table. En revanche, face à une partie adverse qui n’est pas forcément dans la transparence, on sera attentif à ne pas dévoiler toutes ses émotions pour qu’elles ne soient pas utilisées contre nous.
En quoi la peur ou la colère peut-elle aider un négociateur ?
La réaction de peur est un signal d’alerte très intéressant, parce qu’il rend attentif à la nécessité de prudence, de vérification et de contrôle. Un négociateur qui n’a pas peur devient dangereux car il est dans l’excès de confiance. La peur est donc légitime en négociation, mais pas l’angoisse ; la peur est un moteur de l’action quand l’angoisse en est un frein : c’est une dégradation de la peur.
Montrer sa colère à la partie adverse n’est pas négatif si on est capable de la garder à un certain seuil ; si elle se transforme en furie, elle n’est plus acceptable. En fait, il faut toujours dissocier l’émotion du comportement : on ne peut pas empêcher une émotion de survenir mais on peut maitriser le comportement associé.
Comment diminuer son mauvais stress dans une négociation à fort enjeu ?
Le stress est une réaction physiologique à un évènement vécu comme une agression potentielle. On ne peut pas l’empêcher. Mais, comme pour les émotions, l’acceptation du stress, si elle ne le fait pas disparaître, permet d’en contrôler les effets négatifs.
Si vous êtes dans une négociation qui génère de la peur, votre stress génère des réactions physiologiques qui vous donnent la possibilité de vous défendre ou de vous enfuir. Ces réactions, l’adrénaline qui augmente le rythme cardiaque et respiratoire, la température corporelle, l’ordre donné au foie de donner de l’énergie, etc. sont visibles : vous rougissez, vous transpirez, vous ne pouvez pas l’empêcher. Quand l’enjeu est considéré comme vital, la réaction peut être la défense ou même la cataplexie, le fait de se retrouver complètement figé, incapable de réagir ; c’est un réflexe reptilien, parce que depuis des dizaines de milliers d’années, notre cerveau reptilien a compris que les prédateurs nous chassent aux mouvements qu’on fait. En restant figé on pense disparaitre de l’œil du prédateur. Sauf qu’en négociation, la partie adverse est encore en face de nous. On reste comme le lapin qui se fige face à une voiture, son cerveau reptilien n’a pas évolué.
D’où l’intérêt de savoir prendre du recul pour analyser les enjeux plus objectivement. Et de les relativiser, surtout quand ils semblent importants.■
NEGOCIER SOI-MÊME
Les cadres qui vivent une crise de carrière (séparation ou « trou d’air » professionnel) sont amenés, à un moment ou à un autre, à négocier avec leur employeur. Ces négociations sont pour eux particulièrement difficiles. D’une part leur propre sort est en jeu : c’est eux-mêmes qu’ils négocient. D’autre part ils doivent les conduire alors même qu’ils voient leur vie bouleversée. Une configuration à laquelle ils ne sont généralement ni habitués ni préparés.
Négocier soi-même c’est s’auto-réparer.
Si nous accompagnons nos clients dans la conduite de leurs négociations, nous leur conseillons de les mener eux-mêmes et de ne pas mandater un tiers, par exemple un avocat, pour le faire à leur place. Pour se négocier eux-mêmes, nous leur recommandons de négocier par eux-mêmes.
En effet, en confiant cette négociation à un tiers, un cadre transfère la responsabilité, et même s’il obtient réparation, il ne s’auto-répare pas ; or c’est le bénéfice indirect de négocier par soi-même : regagner confiance en soi, canaliser sa colère ou sa peur dans une énergie positive, réussir, éprouver du contentement et de la joie.
D’autre part, en négociant soi-même, on place les discussions aussi au niveau émotionnel, d’homme à homme (une discussion entre avocats aura tendance à être plus experte, plus technique). On peut alors favoriser un partage sensible, l’expression de besoins, la recherche de solutions satisfaisantes, un partenariat positif. Face à la dureté d’une séparation, cela permet au cadre qui négocie de sentir son humanité reconnue et respectée.
Négocier soi-même c’est gérer ses émotions.
Dans les négociations avec son employeur, deux erreurs sont communément commises : la première est d’étouffer les émotions que l’on ressent… au risque de se voir rapidement rattrapé par elles. L’autre est de se laisser emporter par son effroi, sa rage ou son désir de revanche… et de perdre de vue ses intérêts dans la négociation.
Un cadre en crise fait face à une double inconnue : va-t-il s’en sortir et quand ? Devant cette incertitude, les réactions émotionnelles sont inévitables et notre rôle, chez Transition Plus, est de l’aider à les gérer, de deux manières.
Dans le cas d’une séparation, il a besoin de faire comprendre le tourment qu’il endure, de faire entendre sa colère ou sa tristesse et notre premier rôle est de l’écouter, de reconnaître ce qu’il éprouve et de lui dire que son émotion est légitime. Un travail d’empathie qu’il est tenté de solliciter de la part de son employeur (entends-tu le mal que tu me fais ?) mais que celui-ci n’est pas toujours capable ni désireux d’effectuer.
Notre second rôle est de l’aider à se projeter dans un futur reconstruit, dans une représentation de la crise résolue de manière favorable. Et ainsi de progresser sur sa courbe de deuil vers une nouvelle étape de sa vie■
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus – 1, rue de la Banque 75002 Paris – Tél 09 67 82 14 55
Directrice de la publication : Domitille Tézé
Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Marc Joly, Emmanuel Pérard, Domitille Tézé
Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : Mathilde Guillemot.
Dépôt légal : juin 2017.