
La Lettre de Transition Plus
N°37 Automne 2017
EDITO
DÉCIDER. Voilà sans doute l’essence même du rôle des cadres dirigeants et supérieurs, souvent d’ailleurs appelés « décideurs ». Plus leurs responsabilités sont grandes, plus leurs décisions sont conséquentes, impactent d’autres personnes et influent sur l’activité environnante.
Décider, est-ce une compétence ? Une science ? Un art ? Décider s’apprend-il ? Se perfectionne-t-il ? A toutes ces questions, ces professionnels de la décision pourraient vous répondre par l’affirmative.
Or ces mêmes dirigeants, qui chaque jour prennent des décisions pour leur entreprise, ont beaucoup plus de mal à prendre les décisions qui engagent leur propre carrière et leur futur, comme si le sujet les inhibait. C’est qu’une décision de carrière est personnellement impliquante et la lucidité du dirigeant, sa capacité à prendre du recul et à analyser s’émoussent face à la nécessité d’un choix qui les touche plus directement.
Pourquoi perdent-ils leur capacité à décider devant un sujet plus personnel et plus émotionnel ?
Pour le comprendre nous avons interrogé Nadine Sciacca. Coach, médiatrice, consultante, conférencière, elle place les émotions au cœur de son travail : elle est convaincue que dans nos environnements professionnels de plus en plus stressants, le développement de ses compétences émotionnelles est devenu un facteur clé de réussite. Elle travaille notamment sur la prise de décision, auquel elle a consacré un ouvrage, et nous aide ici à appréhender les mécanismes émotionnels dans une prise de décision difficile.
En complément, un second article traite de la procrastination, une tentation à laquelle succombent certains cadres en pleine crise de carrière. Convaincus que ne rien faire est sans conséquence, ils ne se rendent pas compte que s’ils ne décident rien, on décidera à leur place et que leur indécision revient à une décision… prise par d’autres.
Nous espérons que vous trouverez de l’intérêt dans ces articles et vous en souhaitons une bonne lecture.
Cordialement plus.
Domitille Tézé

Nadine Sciacca
Coach, médiatrice, consultante, conférencière, Nadine Sciacca s’est spécialisée sur les sujets liés aux compétences émotionnelles. Elle a notamment travaillé sur la manière dont nous prenons nos décisions et est l’auteur d’un livre sur ce thème*.
Qu'est-ce qui peut rendre une décision difficile à prendre ?
C’est le conflit entre l’analyse rationnelle d’une situation et l’émotion générée par cette situation. Par exemple, on peut se dire rationnellement qu’il faut qu’on quitte son job, mais on n’arrive pas à prendre la décision à cause de biais émotionnels : la peur du risque ou et la peur de perdre. Ces deux biais agissent souvent à notre insu.
La peur du risque est un processus archaïque très ancien qui a contribué à la survie de l’espèce. Nous sommes les fruits et les descendants de nos ancêtres les plus prudents. Les moins prudents se sont fait manger par les prédateurs avant d’avoir eu le temps de se reproduire. Nos ancêtres les plus prudents nous ont légué leur programme et nous avons du mal à prendre des risques.
La peur de perdre est un deuxième biais. Là encore, c’est un programme ancien et archaïque qui a contribué à faire évoluer notre espèce. Chez nos ancêtres, perdre sa route ou son arme pouvait signifier la mort. Nous avons de ce fait une aversion vis-à-vis de la perte. Ce qui peut nous conduire au piège de l’engagement : rester trop longtemps investi dans une relation, une aventure, un projet, quand bien même des éléments objectifs devraient nous inciter à abandonner ou à changer de chemin. La peur de perdre peut conduire notre cerveau à minimiser la perception de ces messages, parce qu’il y a risque de perdre tout ce qu’on a investi jusqu’à présent.
Ce qui peut aussi rendre une décision difficile, c’est lorsqu’il y a du pour et du contre dans tous les cas, qu’il y a à perdre et à gagner quelle que soit l’option choisie. Penser qu’il y a une bonne et une mauvaise décision et qu’on n’a pas le droit à l’erreur est alors le meilleur moyen de se paralyser et de s’empêcher de décider. On a intérêt à ne pas se limiter à une alternative blanc ou noir sur laquelle on se bloque. Il faut élargir le champ des possibles. Reprenons l’exemple : je pars ou je reste dans mon entreprise. Il peut y avoir d’autres possibilités : je pars mais en négociant de travailler en freelance pour l’entreprise que je quitte, ou je demande une évolution dans une autre filiale, etc. On prend une meilleure décision quand il y a plus d’une alternative.
Dans la prise de décision, le plus dur est de mal vivre celle qu’on a prise, de regretter. Bien la vivre c’est se dire : j’ai fait du mieux que j’ai pu, avec les informations et les éléments dont je disposais au moment où je l’ai prise. Avec le recul, peut-être que je vois d’autres choses qui m’amèneraient aujourd’hui à ne pas reprendre la même décision, mais cela doit m’aider à tirer un enseignement pour être plus vigilant à l’avenir : qu’est-ce que cette décision m’apprend ? Qu’en tirer pour m’aider à progresser ?
Qu'est-ce qui peut nous permettre de prendre de bonnes décisions ?
Il y a des processus qui favorisent des décisions judicieuses, et notamment comprendre ce qu’est l’intuition, savoir quand la suivre et quand s’en méfier. L’intuition, c’est une sagesse stockée dans la partie non consciente de notre cerveau (80% de notre activité neuronale), notre cerveau qui stocke et classe toutes nos expériences, soit dans une catégorie d’expériences utiles à reproduire, soit dans une catégorie d’expériences inutiles parce que coûteuses. L’intuition, c’est la sagesse de ce non-conscient qui mémorise et classe une grande masse d’informations à laquelle on n’a pas forcément accès consciemment. Prendre en compte nos intuitions est une bonne façon de décider, sauf dans deux situations où elles peuvent nous conduire à de mauvais choix : d’abord quand on n’a aucune expérience dans un domaine, et donc, quand on n’a pas engrangé dans son inconscient des expériences qui peuvent conduire à des décisions judicieuses ; dans ce cas, on a plutôt intérêt à consulter des experts pour aller chercher des informations.
Et on doit aussi se méfier de ses intuitions quand on n’a pas de feedback sur la pertinence de ses décisions. Si on ne demande jamais de feedback on peut avoir le sentiment que notre intuition nous guide toujours à prendre de bonnes décisions. Sans feedback, je peux avoir le sentiment d’être le meilleur prof de l’université alors que mes étudiants s’ennuient dans mes cours. Une étude a établi que 90% des enseignants du supérieur ont le sentiment d’être meilleurs que la moyenne ! Et c’est la même chose avec les conducteurs de voiture…
Quel autre biais émotionnel peut impacter nos prises de décision ?
Il y en a un très important, c’est le biais de confirmation : on va surtout voir, entendre, retenir ce qui va dans le sens de la décision qu’on a déjà prise, ce qui va nous conforter. Ce qui peut nous faire faire de grosses erreurs. Parce qu’on néglige des signaux d’alerte faibles qui pourraient nous faire remettre en cause cette décision. On n’aime pas le doute, on aime les certitudes. Méfions-nous de nos convictions et de nos certitudes. Et de notre tendance naturelle à éviter d’être dérangé, à s’entourer de gens qui pensent comme nous. On se retrouve ainsi entre soi, entre gens qui ont fait la même école, qui viennent de la même région…
Bien décider, c’est utiliser sa capacité à douter de ses convictions, se frotter à des esprits différents du nôtre, essayer de comprendre les autres avant de les juger, parce que quand on est dans le jugement, on se ferme à la compréhension de leur avis, de leur pensée. Bien décider, c’est rester curieux, ouvert sur l’altérité et cultiver le doute. ■
CRISE DE CARRIÈRE : TOUTE INDÉCISION EST UNE DÉCISION
Aborder une crise de carrière, pour un cadre, c’est un peu comme entrer dans une zone de turbulences pour un pilote d’avion : il lui faut conserver le cap, un cap un peu lointain, et passer en pilotage à vue pour une période indéterminée, avec des modalités de navigation inhabituelles. Ces incertitudes en font toute la difficulté et l’inconfort : incertitude sur la durée de la crise, incertitude sur une situation nouvelle et qu’il appréhende mal. Au brouillage émotionnel s’ajoute souvent un manque d’information (que se passe-t-il si je quitte ma position ?) qui entretient la peur.
Certains cadres se disent que ce n’est certainement pas le moment de décider quoi que ce soit dans ce brouillard. Ou bien qu’il va se dissiper, qu’il suffit d’attendre. Dans tous les cas, qu’ils ne risquent rien à ne rien décider dans l’immédiat.
Mais en refusant de se décider, ils se mettent dans une situation où l’entreprise finira par prendre une décision pour eux : l’expérience montre que le choix fait par l’entreprise est alors le plus souvent au détriment du cadre, pouvant même aller jusqu’à la séparation.
Notre conviction est que les cadres tirent profit de prendre eux-mêmes cette décision : ils en sortent plus grands, plus forts, plus sereins. Quand on rejoint l’employeur dans le constat qu’il vaut mieux se séparer, on co-décide l’avenir. Et quand on communique sur son départ, on est plus à l’aise pour dire que c’est une décision prise d’un commun accord avec l’employeur.
Ne pas subir les situations, mais au contraire les devancer et en tirer parti : on a toujours intérêt à se montrer opportuniste dans le pilotage de sa carrière. On ne la gère plus aujourd’hui comme il y a quelques années, sur des diplômes et des acquis. Dans nos environnements tellement mouvants, le terme d’agilité est devenu à la mode et il convient de se l’appliquer à soi-même. On se doit d’être très performant dans ce qu’on fait, et en même temps extrêmement attentifs aux signes avant-coureurs d’une crise dans son environnement : changements de périmètre, réorganisations, nominations… Ne pas être opportuniste pour soi, c’est alors se mettre en risque pour sa carrière. Et si des signes de crise professionnelle sont là (changement de patron, dégradation des relations, redécoupage de périmètre, responsabilités rognées, notations médiocres…), ne pas réagir devient une erreur de conduite.
A priori, on peut penser qu’une période critique dans sa carrière n’est pas le moment de faire des choix décisifs. Mais si un processus de prise de conscience est mis en route, au contraire, la crise de carrière s’avère un moment très opportun pour prendre des décisions, des initiatives et ses responsabilités.

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Dépôt légal : octobre 2017.