La Lettre de Transition Plus
N°39 Eté 2018
EDITO
La principale préoccupation de nombreux cadres est de prendre soin de leurs clients, externes ou internes.
Et également de prendre soin des équipes qu’ils encadrent.
Et de prendre encore soin de ceux auxquels ils rendent compte : dirigeants ou actionnaires.
Au terme d’une journée de travail, ils constatent qu’ils ont pris soin de beaucoup de personnes, mais finalement peu d’eux-mêmes.
Aujourd’hui, alors que les soft skills, le développement personnel et les disciplines psycho corporelles, telles que le yoga ou la sophrologie, s’intègrent dans les pratiques managériales, nous avons voulu consacrer ce numéro au thème de l’ÉCOLOGIE PERSONNELLE ou du soin de soi.
Jusqu’où porter l’attention à soi dans la conduite de sa carrière ? Comment préserver sa santé face au stress et à la pression ? Comment respecter ses équilibres personnels ? Comment composer les impératifs de sa carrière avec ses besoins affectifs et émotionnels ?
Pour mener notre réflexion, nous avons interrogé Annie Kahn. Journaliste au Monde et en charge du développement éditorial de ce quotidien, elle y a créé la rubrique Ma vie en boîte. Annie Kahn a également écrit un ouvrage intitulé De l’absurdité d’être accro au boulot qui rend compte des recherches de scientifiques du monde entier sur le management et le monde du travail. Elle nous présente ici ce que les sociologues, les psychologues ou les neuroscientifiques nous apprennent sur le rapport entre la performance professionnelle et le bien-être personnel, à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise.
En complément, nous vous proposons un second article Le soin de soi en crise. Il recense ce qui, dans le cas d’une crise de carrière peut menacer notre tête (pensée), notre cœur (équilibre psychique) ou notre corps (santé physique), et par quels gestes salutaires et bienfaisants nous pouvons prendre soin de nous sur ces trois dimensions.
En espérant que vous serez intéressé par ces articles, je vous souhaite une bonne lecture et un excellent été.
Prenez soin de vous.
Cordialement plus.
Domitille Tézé
Annie Kahn
Titulaire de la chronique Ma vie en boîte pour le journal Le Monde, Annie Kahn traque les travaux des chercheurs en psychologie, sociologie, neurosciences du monde entier. Elle en a rassemblé les enseignements les plus étonnants dans son dernier livre : De l’Absurdité d’être accro au boulot *
Comment expliquez-vous que le bonheur au travail soit devenu une préoccupation des employeurs ?
Ces déclarations sur l’importance du bonheur au travail sont le fait de certains employeurs, notamment dans les nouvelles technologies, qui connaissent une pénurie des talents. Du coup, ils doivent apparaître attractifs et mettre en avant le soin qu’ils portent au bonheur de leurs salariés.
Il parait assez logique de penser que quand on est heureux, on travaille mieux et de manière plus efficace, mais c’est une idée assez récente en fait. Dans les décennies passées, on a longtemps favorisé le management par le contrôle (command and control), mais on s’est rendu compte que ça n’était pas si efficace, surtout à une période où l’on demande aux collaborateurs de ne pas être de simples exécutants mais aussi de se montrer créatifs. Désormais, la tendance est donc d’inciter les gens à faire bien leur travail plutôt que de le leur ordonner.
Pourquoi est-il absurde d’être accro au boulot ?
Quand on travaille trop, on se fatigue et la santé s’en ressent (risques de maladies cardiaques, d’insomnies, de dépression). On a moins de self-control, on maîtrise moins ses émotions, ses relations professionnelles sont affectées. On a montré qu’au-delà d’un certain seuil, ceux qui travaillent plus que les autres ne sont pas plus performants, bien au contraire.
On peut devenir accro à son travail car il nous passionne, mais souvent c’est parce qu’on culpabilise. Anat Keinan[1] a montré que l’être humain souffre d’hypermétropie mentale : il surestime l’intérêt qu’il retirera plus tard d’un travail intense mené à court terme. Conséquence : il culpabilise s’il prend du bon temps dans l’immédiat, craignant que cela ne lui nuise plus tard. Alors que le temps passant, il se met à regretter au contraire de ne pas s’être davantage diverti dans les années précédentes.
[1] In Harvard Magazine 2009-09 : The poor payoff of pleasure postponed
A quoi un cadre doit-il être attentif pour réussir dans sa carrière ?
En France, on pense qu’il faut des diplômes et d’excellentes connaissances pour réussir. C’est sûrement une condition importante, mais il ne faut pas négliger les soft skills, les qualités comportementales, l’attention et la compréhension de l’autre. Comme dans leur formation, ces soft skills ont été assez peu valorisés et enseignés, les Français doivent y prêter plus particulièrement attention.
La famille constitue, selon vous, un atout pour progresser : pourquoi ?
La notion d’écologie s’applique assez bien à la personne humaine. De même qu’on doit préserver l’environnement, on doit préserver son bien-être, son énergie et savoir la renouveler. Et de même qu’un système environnemental perdure s’il est en bon équilibre, il faut veiller à un bon équilibre entre une vie personnelle riche et une vie professionnelle riche. La vie personnelle riche, c’est souvent la famille au sens large, pas forcément un conjoint et des enfants, mais aussi des amis ou un environnement agréable. Dans le schéma traditionnel du conjoint et des enfants, il ne faut pas que la carrière de l’un se fasse au détriment de l’autre mais qu’ils se soutiennent mutuellement dans leurs souhaits de réussite à tous les niveaux. Si on a la chance d’avoir des enfants, il faut faire aussi attention à ce qu’eux-mêmes soient heureux. Car c’est tout un système de vases communicants : si on n’est pas heureux au travail, on ne le sera pas en famille et inversement. Faire attention à sa famille c’est aussi veiller à ce que l’attention que la femme porte aux enfants ne se fasse pas au détriment de son travail, et que l’homme puisse avoir aussi le temps de s’occuper de ses enfants sans que ça lui nuise professionnellement ; les temps doivent être partagés par les deux membres du couple. C’est pour ça que la parité est importante. Pour des raisons éthiques, mais aussi parce que c’est profitable à la société en général. Dans la vie privée comme au travail.
Dans cette nouvelle attention au bonheur, quels sont les pièges pour les cadres ?
L’équilibre entre vie privée et travail ne doit pas se faire au détriment de certaines plages horaires : il faut empêcher par exemple, que sous prétexte que vous disposez d’outils numériques, de mobilité, et que vous pouvez faire du télétravail, vous n’ayez plus de temps pour vous.
Dans l’écologie personnelle, le temps est une ressource fondamentale. Avoir la maitrise de son temps, c’est savoir imposer ses délais. Et si c’est le client ou le dirigeant qui vous les impose, c’est avoir la rationalité et la force de conviction nécessaires pour ne pas se faire acculer à des objectifs de temps trop contraignants.
Maîtriser son temps c’est aussi donner du temps aux autres. D’abord dans le cadre de l’entreprise, sur un mode collaboratif. Or le temps donné à ses collègues n’est pas toujours valorisé. C’est du temps caché dont il n’est pas tenu compte quand son travail est évalué et que du coup, on est parfois réticent à donner. C’est dommage car donner du temps est une façon de gagner du temps. Des chercheurs[2] ont montré que quand on donne du temps à quelqu’un dans son entreprise, à la fin de la journée, on a le sentiment d’avoir fait plus de choses et finalement d’avoir gagné du temps. Ça procure du bien-être, le sentiment d’un bienfait procuré à d’autres, ça rassure, ça rend heureux celui qui reçoit et celui qui donne.
Il y a aussi le temps donné à l’extérieur de l’entreprise : dans le cadre d’activités philanthropiques, d’activités plus ou moins bénévoles. Cela contribue aussi au bien-être personnel et in fine à la bonne réalisation du travail.
Pour toutes ces raisons, le principal piège pour un cadre est donc de perdre la maîtrise de son temps. Le principal atout est d’avoir des plages de liberté pour en disposer, et pas seulement pour soi.
[2] Cassie Molginer (Wharton School, Pennsylvanie), Zoë Chance (Yale School of Management) et Michael Norton (Harvard Business School)
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus
1, rue de la Banque 75002 Paris – Tél 09 67 82 14 55
Directrice de la publication : Domitille Tézé
Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Marc Joly, Jean de Mesmay, Emmanuel Pérard, Domitille Tézé
Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : Mathilde Guillemot.
Dépôt légal : Juin 2018.