La Lettre de Transition Plus
N°40 Automne 2018
EDITO
Nous sommes fiers d’accueillir dans les pages de ce numéro un invité d’exception. Est-il en effet nécessaire de présenter l’explorateur Jean-Louis Étienne, premier homme à avoir atteint le pôle Nord en solitaire, connu pour ses nombreuses expéditions dans des conditions extrêmes, notamment en Arctique et en Antarctique ? Qui mieux que lui pouvait parler du sujet de ce numéro : LE DÉPASSEMENT DE SOI ?
Jean-Louis Étienne, qui a souvent risqué sa vie pour mener à bien ses projets scientifiques, nous livre ici un témoignage impressionnant sur l’audace et l’engagement. Ainsi que sur les notions de trajectoire personnelle et d’exploration, qui peuvent selon lui s’appliquer dans toutes les vies, même si elles sont moins aventureuses que la sienne.
En ce sens, ses propos, très stimulants, nous semblent faire écho au deuxième article de cette lettre, centré sur la carrière professionnelle : se dépasser, dans ce cas, c’est sortir des balises pour suivre sa propre route, s’affranchir de la pression normative de son entourage pour tracer sa voie et l’explorer.
Entre le marcheur des pôles et le cadre, aussi différents soient leurs univers et les dangers réels qu’ils affrontent, une étrange similitude apparaît quand il s’agit de prendre ses risques et d’affronter l’inconnu. Ce sont les mêmes mots, la même passion et la même vitalité qui peuvent animer les hommes, et les conduire, chacun dans son domaine, à se dépasser.
Nous espérons que vous serez réceptifs aux propos et aux invitations contenus dans cette lettre et que sa lecture incitera certains, sous une forme ou une autre, à l’élan du dépassement.
Cordialement plus.
Domitille Tézé
Jean-Louis Etienne
Médecin et explorateur, Jean-Louis Étienne a participé à de nombreuses expéditions en Himalaya, au Groenland, en Patagonie. Il a été le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire et a réussi, en traîneaux à chiens, la plus longue traversée de l’Antarctique jamais réalisée (6300 km). En avril 2010, il a réussi la première traversée de l’océan arctique en ballon.
Que gagne-t-on à se dépasser ?
Je ne parlerai que de mon domaine. Au pôle Nord, je marche seul sur la banquise, au milieu d’un océan gelé : par endroit je dois passer sur de la mer fraichement gelée en me demandant si c’est assez solide pour traverser. Si je passe à travers la glace, je suis mort parce que je ne peux pas remonter. Je cherche d’abord une solution classique : longer la glace fraichement gelée à la recherche d’une glace dure pour pouvoir passer, mais je sais d’expérience que ça peut me mener très loin. Je dois donc traverser cette zone fragile, aller au-delà de mes compétences et de mes connaissances de la glace pour m’engager sur ce terrain nécessaire et dangereux. C’est doublement vital : vital pour mon projet car si je ne passe pas, je dois l’abandonner, et pour moi, car si je tombe, je disparais. Ça s’est toujours bien passé. Ce sont des situations où je suis allé très loin dans le dépassement de soi, de mes compétences et dans le courage instantané. Ce qui m’a poussé à me dépasser, c’est que j’étais très investi dans ce projet d’expédition.
Autre exemple moins dangereux, c’est quand j’ai décidé de mener la vie que j’ai. J’étais interne en chirurgie et j’ai reçu un courrier d’Éric Tabarly qui me proposait d’être médecin sur Pen Duick VI pour la course autour du monde, je l’avais rencontré un an avant. Quand j’ai ouvert le courrier, au moment de dire oui, j’ai tout de suite compris que j’allais dire non à mon parcours universitaire, que j’allais abandonner un salaire, un poste, une perspective. En fait, je ne l’ai jamais regretté, parce que j’étais sur la trajectoire que j’avais envie de suivre. J’ai dépassé une frontière de confort et de construction professionnelle pour choisir quelque chose qui me tenait à cœur, plein d’insécurité et d’inattendu, sans perspectives évidentes ; mais ça été très constructif pour moi parce que je me suis mis sur mon axe.
Dernier exemple : le président Mitterrand m’avait demandé un entretien. Il voulait me proposer le poste de ministre de l’Environnement. Je lui ai dit que je n’étais pas disponible car je partais pour un volcan de l’Antarctique. Il m’a répondu : je ne vais pas pouvoir vous accompagner. Je suis sorti de l’Elysée avec le sentiment que j’avais gâché quelque chose. Mais en fait je ne l’ai jamais regretté parce que je suis resté sur ma trajectoire : j’aime cette vie d’expédition, certes pleine d’insécurité, mais c’est la voie que j’ai choisie comme une évidence.
Qu’ai-je gagné à me dépasser ? J’ai gagné en confiance au sens général ; au pôle Nord j’étais seul, je suis allé très loin dans l’engagement et j’ai réussi dans ce projet d’expédition qui me tenait à cœur. Est-ce que je me suis dépassé en disant non au président de la République ou à mon patron à l’internat ? Je ne crois pas, mais quand je vois des gens qui refusent un engagement, je me rends compte qu’en termes de standards sociaux, j’ai dépassé tout ce qu’on peut imaginer pour rester fidèle à ce que j’avais envie de faire. Quand une idée forte vous tient à cœur, il faut y aller car tout abandon crée une frustration. Maintenant, j’ai 71 ans, et ça fait 40 ans que je fais des expéditions, c’est plein d’aléas, plein d’incertitudes, on ne gagne pas toujours sa vie, mais c’est quelque chose que j’aime ; je me dépasse sur ma trajectoire, je gagne en construction et en confiance personnelle.
Que découvre-t-on au-delà de ses limites ?
On ne repousse pas ses limites, on les découvre, on découvre des choses qu’on ignore de soi. On ne connait généralement de soi que ce que la scolarité et la société nous ont appris, on s’inscrit dans une norme plus ou moins confortable, sans trop d’ambition pour son existence. Mais notre capital, c’est soi. C’est beaucoup plus intéressant à faire fructifier que l’argent de son compte-épargne. On a des richesses qu’on ignore tant qu’on ne les a pas mises à l’épreuve.
C’est pourquoi j’encourage toujours à ne pas se limiter à ce qu’on connait de soi et à entrer dans l’audace, qui commence au-delà de la frontière où vous amène l’expert. L’expert, c’est celui qui valide ; dès que vous sortez de sa norme, vous entrez dans l’audace.
On a tendance à ne pas aller dans l’inconnu par méfiance mais je crois que quand il y a quelque chose que l’on sent et qu’on désire, même si son entourage pense qu’il y a trop d’inconnu, il faut y aller… Jacques Brel disait que le monde sommeille par manque d’imprudence. La vie est trop courte, trop monotone, pour se priver de choses exaltantes, même si l’on n’est pas sûr du résultat.
L’occasion de se dépasser est-elle offerte à tous ?
Il y a longtemps, j’avais fait la course autour du monde avec Éric Tabarly, et un laboratoire pharmaceutique m’avait proposé un cycle de dix conférences sur mon tour du monde, essentiellement à des médecins. À la fin de la première conférence, certains sont venus me dire : tu as fait le bon choix… Nous, on a une famille, un métier, des enfants. Comme si la vie était foutue pour eux… À la deuxième conférence, même chose. Ça a commencé à me déranger et je leur ai dit : ça, c’est ma vie, n’en rêvez pas ; c’est une vie sans assurance, j’ai encore mon adresse chez mes parents, je fais des remplacements de médecins pour gagner ma vie. Cette vie me plaît, mais elle est pleine d’incertitudes. Elle n’est pas faite pour vous. Par contre, votre clientèle constitue un laboratoire vivant : explorez votre métier, créez vous-même une nouvelle spécialité à travers ce que vous avez envie de faire, d’autres manières d’interroger le malade, etc.
Ce qui est intéressant dans la vie, c’est d’être un explorateur permanent. On peut explorer dans sa vie professionnelle et s’accorder l’audace d’entrer dans l’inconnu, dans de nouvelles voies qui nous plaisent, et qui deviennent pleines de promesses parce qu’on s’y investit. Si vous restez tout le temps assis à votre cabinet, il ne se passera rien jusqu’au restant de vos jours. Mais si vous faites une part du chemin, la vie fera le reste pour vous. Vous ferez des rencontres, lirez des choses, enrichirez votre existence en permanence. Je dis souvent dans mes conférences : soyez les explorateurs engagés de votre temps, pour être les acteurs du monde de demain.
Une vie aventurière, il faut se la créer et elle n’est pas forcément dans les grands espaces ou dans les océans ■
DÉPASSEMENT DE SOI .... OU DES AUTRES ?
La question de se dépasser, dans les moments critiques de la carrière d’un cadre, se pose souvent à la croisée des chemins : quand il se prépare à quitter une position connue, même si elle devenue inconfortable voire intenable, mais connue, pour une autre, dans un autre périmètre, un autre secteur, une autre fonction, voire un autre métier, qui n’a plus rien à voir. Se dépasser c’est alors sortir de sa zone de confort, de sécurité et d’habitude, aller vers l’inconnu et l’incertain. C’est une prise de risque réelle que de se lancer dans un nouveau départ, que perdre un acquis constitué au fil du temps pour repartir à zéro ailleurs et tout reconstruire.
Mais c’est souvent aussi l’occasion de se raccorder à des motivations et des envies fondamentales, parfois perdues ou oubliées
C’est un défi qui demande de l’audace et du courage, car il peut faire peur. Mais l’expérience de l’accompagnement nous a souvent montré que cette situation angoisse moins celui qui se lance dans l’aventure que ses proches (famille, amis, collègues). Son entourage, effrayé par les risques que le cadre est prêt à prendre, a envie de le protéger et donc, de l’en empêcher. Le plus souvent par l’argument du raisonnable : ce n’est pas possible, tu ne peux pas faire ça.
Mais dans cette situation, pour pouvoir se dépasser, il faut au cadre moins de réflexion que de passion et de cran : sans ces derniers, l’énergie nécessaire à une telle aventure s’avérera trop faible, la conviction et la capacité à entrainer et à résister trop fragiles. Car il faudra prendre des risques, s’accrocher, traverser des moments durs et tenir bon. Les proches de celui qui se lance sont moins à même de connaître ses véritables capacités et limites, qui dépendent avant tout de sa force intérieure, de sa motivation et de son tempérament. Lui seul est finalement en mesure de fixer sa véritable limite.
Le problème rencontré par un cadre n’est pas tellement de se dépasser, mais de lever la barrière prudente dans laquelle son entourage voudrait contenir ses projets. Une barrière, difficile à franchir car l’influence externe est très pressante. C’est pourquoi nous conseillons au cadre de choisir les personnes avec lesquelles il va partager ses ambitions, celles qui ont une attitude constructive, ne disent pas non d’entrée à la prise de risque et envisagent sans drame l’idée d’un échec possible. Car l’acceptation de l’échec par soi-même et par les autres est une clef de succès. Accepter le risque et se dépasser, c’est aussi s’autoriser à échouer.
Parmi ceux que nous avons accompagnés, tous les cadres qui ont franchi cette ligne, tous ceux qui se sont dépassés, quelle que soit l’issue de leur projet, en sont sortis grandis et plus forts. Ils ont gagné une plus grande confiance en eux et augmenté leur capacité à prendre de plus grands risques dans des domaines parfois complètement autres ■
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Dépôt légal : octobre 2018.