La Lettre de Transition Plus
N°44 Eté 2020
EDITO
Tout était prévu pour vous envoyer cette Lettre au printemps… quand, confinement oblige, nous avons décidé d’attendre une situation plus favorable. Aussi est-ce un plaisir de voir aujourd’hui le temps venu de vous l’adresser. D’autant que son sujet semble bien faire écho à nos réflexions du moment.
De quoi parle-t-elle ? De l’aide.
L’aide est un acte naturel, disait Marc Aurèle, ne te lasse jamais ni d’être aidé ni d’aider.
Naturel, le recours à l’aide ? Est-ce si sûr ?
Dans une société où l’on nous encourage dès notre jeune âge à porter secours aux autres mais aussi à compter d’abord sur nous-mêmes, appeler à l’aide ne vient souvent qu’en dernier recours.
Comment expliquer cette réticence ? Pourquoi est-il difficile de se faire aider, même dans les moments pénibles de nos vies ? Qu’est-ce qui se joue alors pour nous et que craint-on ?
A côté de quoi passons-nous si nous ne le faisons pas ? Comment solliciter et accepter de l’aide sans avoir l’impression de faiblir ou faillir ?
Pour nous éclairer, nous avions interrogé la journaliste et écrivain Anne-Dauphine Julliand. Son propos est très impressionnant : elle a perdu successivement ses deux filles, emportées par la leucodystrophie à l’âge de 4 et 10 ans. Dans ses livres, ses conférences et prises de parole en public, elle parle, avec beaucoup d’humanité, de la simplicité et de la force de l’aide, de la justesse du geste vers l’autre et de ce qui peut parfois nous retenir d’aider ou d’être aidé.
Sans vouloir assimiler le désarroi d’une crise de carrière à la souffrance du deuil, nous nous sommes aussi intéressés, dans un second article, sur la difficulté à demander ou à recevoir de l’aide dans sa vie professionnelle. Plus particulièrement dans le délicat passage d’une séparation et d’une remise en cause personnelle. Nous y verrons que contrairement à ce que l’on croit bien souvent, c’est avant tout une force que savoir se faire aider.
Nous espérons que ces articles vous intéresseront et sauront vous aider utilement… dans vos réflexions.
Nous vous en souhaitons une bonne lecture .
Cordialement plus.
Domitille Tézé
ANNE-DAUPHINE JULLIAND
Anne-Dauphine Julliand est journaliste et écrivain. Deux de ses livres* sont le récit de sa vie familiale confrontée à la maladie grave de ses deux filles, Thaïs et Azylis, une maladie dégénérative, la lycodystrophie, qui les a emportées l’une et l’autre à l’âge de 4 et 10 ans. Son dernier roman** est un récit de solidarité qui, lui aussi, interroge les priorités de notre existence et les contours de notre humanité.
Quand on souffre, à quoi d’important les autres peuvent-ils nous aider ?
C’est un point-clé du sujet de l’aide. Les gens qui côtoient une personne qui souffre pensent souvent que sa souffrance est si énorme que leur aide ne pourra jamais être assez bénéfique. On imagine qu’il faut apporter une aide importante, ce qui parfois peut écraser. Or l’important c’est d’être présent dans le quotidien, à l’écoute et il ne faut pas hésiter à apporter une aide qui peut sembler insignifiante : elle sera toujours importante.
J’ai un exemple personnel assez édifiant : mes deux filles malades étaient à la maison, l’une en fin de vie, l’autre sortant de greffe et des gens régulièrement me demandaient de quoi j’avais besoin. Un soir, une amie m’appelle et me demande ce qu’elle pouvait faire. En l’occurrence j’étais en train de faire la cuisine et je n’avais plus de moutarde pour ma vinaigrette. Je lui ai demandé de m’en apporter. J’ai raccroché en me rendant compte qu’elle était à l’autre bout de Paris, j’étais assez honteuse de lui avoir demandé ça. Quand elle est arrivée, j’étais prête à m’excuser mais j’ai vu à son sourire ravi qu’elle était contente d’apporter l’aide qu’il fallait à l’instant t.
Qui sont ces autres ? Qui peut aider ?
Tout le monde peut aider car apporter de l’aide c’est tendre la main. Et dans cette main tendue se joue notre rapport à la société. Aider quelqu’un c’est comprendre qu’il souffre et qu’il a besoin de nous. La souffrance se vit seul, et elle isole car elle fait peur : celui qui souffre se sent hors des préoccupations du monde ; tout ce qui peut l’aider à se sentir à sa place dans le monde avec sa souffrance lui est bénéfique. Un jour je pleurais abondamment dans le métro et j’ai été consolée par quelqu’un que je ne connaissais pas, que je ne reverrai jamais mais qui m’a permis d’avoir confiance en cette humanité.
Quand nous souffrons, qu’est-ce qu’autrui peut faire que nous ne pouvons faire ?
Consoler. La consolation est la plus belle aide qu’on peut recevoir et il est impossible de se consoler tout seul, comme il est impossible de se masser tout seul, ça ne marche pas… La consolation nous rappelle qu’on a besoin des autres, que nous sommes des animaux connectés les uns aux autres. Je pense que c’est le lien le plus proche qu’il puisse y avoir entre deux personnes, bien plus que le lien amoureux. Consoler c’est s’approcher, tendre la main et ouvrir ses bras. On ne peut pas s’enlacer soi-même, on a besoin des bras de quelqu’un d’autre pour déposer son cœur qui saigne.
A contrario, qu’est-ce qu’autrui ne pourra jamais faire pour nous ?
Il ne pourra jamais vivre notre souffrance. Ce n’est pas possible. Et c’est à cause de cela que les autres s’éloignent de nous. Ils se disent : à sa place, je ne pourrais pas. Moi je porte une épreuve qui terrifie tout le monde. Quand je dis aux gens que j’ai perdu deux enfants, les regards changent, ce que je comprends, et comme je ne porte pas le malheur en travers du visage, ils se demandent : mais comment fait-elle pour être debout, comment peut-on vivre ça ? On ne peut pas se mettre à la place de l’autre mais on peut être touché par sa peine, être affecté soi-même et se dire : je ne suis pas à sa place, mais ce n’est pas pour autant que je dois me tenir à distance.
Pourquoi est-il difficile de demander ou d’accepter de l’aide ?
C’est difficile d’en demander car on a envie de s’en sortir tout seul, car il peut y avoir un peu d’orgueil (ce qui n’est pas nécessairement un défaut) et car la souffrance, qui est très intérieure, nous renferme sur nous-même. On sent qu’on a besoin de l’autre, mais on ne sait pas comment le lui dire. Demander de l’aide c’est aussi se confronter à un possible refus de l’autre : j’ai besoin de toi, es-tu là pour moi ?
Quand on ne la sollicite pas, l’aide peut être difficile à accepter car elle peut vouloir dire que vous n’y arrivez pas tout seul, dans une société où la dépendance est décriée et qui nous pousse à penser qu’on doit être fort en s’en sortant sans les autres. Cette nécessité de performance me semble destructrice car même si on est fort dans certains domaines, il peut arriver qu’on ait des failles, qu’on soit fragilisé ou déconcerté par une épreuve et qu’on ait besoin de l’autre.
A une personne qui souffre mais n’ose pas demander de l’aide, que diriez-vous ?
Ne lutte pas, n’aie pas peur de demander de l’aide, c’est la plus belle chose qui puisse t’arriver : être soutenu et accompagné dans ta souffrance. Ça ne peut t’être que bénéfique. Je ne crois pas qu’on puisse se remettre d’une grande souffrance seul. C’est un paradoxe : on la vit seul mais on a besoin des autres pour s’en sortir. J’aime cette phrase d’André Malraux qui dit que la pire souffrance est dans la solitude qui l’accompagne. Quand on se fait aider, il n’y a plus cette solitude.
Quel cadeau fait-on à autrui en acceptant son aide ?
Beaucoup de gens veulent aider et se rendre efficaces. On leur donne la possibilité de le faire, de compatir au sens propre du terme, de les associer à une peine et de la soulager. Je pense que c’est un très beau cadeau qu’on peut faire. Rien n’est plus constructeur que cette aide apportée dans laquelle j’englobe tout : parfois c’est juste prendre quelqu’un dans ses bras. A la mort de ma deuxième fille, une amie est arrivée, elle ne m’a pas dit un mot, elle m’a juste serrée dans ses bras comme le fait la gourou hindoue Amma. C’était la seule aide dont j’avais besoin à ce moment-là pour ne pas m‘effondrer intérieurement : être enlacée, et par ce geste qu’on me dise je t’aime et j’accompagne ta souffrance. Le plus beau cadeau qu’on puisse faire à ceux qui veulent nous aider c’est de les unir à notre souffrance car forcément ils se sentent concernés. C’est aussi leur dire que leur propre peine, la souffrance qu’ils ont à nous voir souffrir, est légitime elle aussi.
Que gagne-t-on à aider autrui ?
On gagne en humanité. Aider autrui c’est ouvrir son cœur. Au lieu de se recentrer sur soi et de se renfermer, on est capable d’ouvrir son cœur et d’accueillir quelqu’un qui souffre. On se sent très fort d’avoir aidé autrui.
Qu’est-ce qui nous retient de le faire davantage ?
L’individualisme, la pudeur, et cette phrase assassine : je ne sais pas quoi faire. Car quand on ne sait pas quoi faire, on ne fait souvent rien. Alors que si l’on considérait que toute aide est bénéfique et que les plus petites sont parfois les plus importantes, je suis sûr qu’on oserait plus. Et puis ça nécessite un peu de courage, oui je crois qu’il faut du courage, pour ravaler son sanglot et son chagrin, s’approcher de quelqu’un qui souffre et lui dire : est-ce que je peux t’aider ?■
SE FAIRE AIDER EST UNE FORCE
Solliciter de l’aide n’est jamais facile.Particulièrement dans le domaine professionnel. La raison de cette difficulté tient dans la croyance, assez répandue, qu’appeler à l’aide c’est avouer sa faiblesse, dire qu’on a besoin des autres : c’est être vulnérable dans un monde qui nous enjoint d’être fort et de se débrouiller seul.
Cette croyance limitante peut empêcher un dirigeant en difficulté de carrière à solliciter une aide dont il aurait pourtant grand profit. En période de crise, les autres peuvent aider à prendre du recul et de la hauteur, à regarder sa situation avec un prisme différent, à être challengé, à remettre ses objectifs à leur bonne place et à les prioriser, à conseiller, à épauler, tout simplement aussi à écouter et compatir ! Autrui nous permet d’être entendu et compris… Autant de besoins clés lorsqu’on traverse une crise de carrière qui peut être violente, injuste ou incompréhensible.
Plusieurs personnes peuvent apporter de l’aide et il convient de distinguer celle des membres de son entourage (conjoint, famille, amis) et celle de professionnels. Les premiers apportent un soutien inestimable, de la présence, de l’écoute, de l’affection, de la compassion et de la joie tandis que les seconds permettent de déterminer ses besoins et ses objectifs, apportent des conseils avisés et sont totalement disponibles et dédiés puisqu’aider est leur métier.
Ce à quoi il faut faire attention, c’est à s’entourer des bonnes personnes. On est souvent influençable en période de crise, et on voit parfois des cadres-dirigeants se laisser guider par des membres de leur entourage bienveillants… mais pas toujours bienfaisants. Soit que ceux-ci se projettent dans la situation de la personne qu’ils veulent aider et vont parfois jusqu’à décider à leur place, soit qu’ils s’improvisent coaches, psychologues ou conseillers fiscaux et font plus de mal que de bien.
On comprend alors toutes les limites d’une aide qui serait exclusive et voudrait répondre à tout. Pour les dirigeants que nous aidons, nous constituons, comme autour d’un sportif, toute une équipe d’accompagnement et nous leur proposons une aide fondée sur la coopération. Ce qui leur permet de bénéficier de beaucoup d’attention dans un moment où ils en ont particulièrement besoin.
Se faire aider est une double expérience humaine, intrapersonnelle et interpersonnelle : une expérience de sa propre vulnérabilité que l’on considère lucidement et que l’on transcende conjointe à l’expérience de la solidarité d’autrui.
Oui appeler à l’aide n’est pas facile et savoir se faire aider est tout le contraire d’un aveu de faiblesse : c’est en fait le signe d’une force que les grands dirigeants ont tous en commun ■
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Dépôt légal : juin 2020.