
La Lettre de Transition Plus
N°49 Hiver 2022
Qu’est-ce que réussir ? Répondre à cette question demanderait de tels développements qu’elle pourrait être un sujet au bac de philosophie !
Aussi, nous sommes-nous plutôt demandé : qu’est-ce que réussir aujourd’hui ? En effet, nous sentons que les critères de réussite professionnelle changent, que la crise sanitaire accélère cette évolution et conduit les cadres-dirigeants à vouloir réussir autrement.
Qu’est-ce qui définit la réussite aujourd’hui ? Et qu’est-ce qui la définit moins ? Comment ces nouveaux critères de réussite sont-ils apparus ? À quels nouveaux comportements les reconnaît-on ? En quoi préfigurent-ils le monde du travail de demain ?
Pour répondre à ces questions, nous avons rencontré Céline Alix. Cette ancienne avocate en droit des affaires a cofondé un réseau de traductrices juridiques, toutes ex-avocates issues de grands cabinets d’affaires anglo-saxons. Et elle a écrit Merci mais non merci. Comment les femmes redessinent la réussite sociale, un livre sur le phénomène des femmes qui renoncent à des carrières prometteuses pour travailler différemment et inventer de nouveaux modèles de réussite professionnelle. Elle nous explique comment, sous l’impulsion des femmes, le monde du travail dans son ensemble revoit cette notion de réussite, jusqu’à présent exclusivement définie par les hommes.
Dans un second article, Réussir aujourd’hui, nous avons recueilli les nouveaux critères de réussite qui apparaissent dans nos discussions avec les dirigeants que nous accompagnons. Car prendre du recul à certains moments clés de sa carrière est aussi l’opportunité de s’affranchir des modèles de réussite préétablis et d’affirmer les siens.
Nous espérons que le thème de ce numéro et que ces deux articles vous auront intéressé, et si c’est le cas, nous estimerons alors que nous aurons… réussi.
Cordialement plus.
Domitille Tézé

Ancienne avocate en droit des affaires, Céline Alix a cofondé en 2011 CLARITAS, un réseau de traductrices juridiques indépendantes. Elle a écrit Merci mais non merci. Comment les femmes redessinent la réussite sociale *, un livre fondé sur son expérience et sur le témoignage de femmes cadres, qui comme elle, ont décidé de travailler différemment et d’inventer un nouveau modèle de réussite.
En quoi les femmes cadres abordent-elles leur carrière de manière différente de la génération précédente ?
Les femmes que j’ai interrogées pour mes recherches ont entre 30 et 50 ans. Au départ, il n’y avait pour elles qu’un seul modèle de réussite, celui des hommes : gagner de l’argent, avoir du pouvoir et un statut. C’est le système qu’on leur montrait, elles ont pris la voie proposée, et au bout de dix ou quinze ans, elles se sont aperçues que ce système ne leur convenait pas, et elles ont donc décidé d’en sortir, de créer le leur à partir de zéro.
Les femmes de la génération précédente, celles des années 70, étaient peu nombreuses à accéder aux postes à responsabilités, elles se sont pliées aux codes et aux rites, elles se sont insérées dans le modèle qu’on leur donnait sans se poser de questions. La génération actuelle se pose des questions et poussent déjà à transformer le monde du travail.
Vous parlez d’une vague, dans votre livre…
La vague, qui va et vient avec des mouvements plus ou moins forts, des avancées, des reculs, définit bien le mouvement féministe. La première vague a eu lieu à la fin du dix-neuvième siècle et s’est terminée lors de l’acquisition du droit de vote en 1945. La deuxième vague, en 1970, portait sur le corps des femmes, le refus du patriarcat, le droit à l’avortement et à la pilule. La troisième vague est inclusive : on a voulu intégrer plus de femmes, des homosexuelles, des femmes racisées. On parle même d’une quatrième vague depuis 2010 avec Internet et la remobilisation des jeunes sur les sujets de sexisme et de violences conjugales. Dans le monde du travail, cette dernière vague se caractérise par un mouvement qui veut dépasser l’égalité qui existe aujourd’hui en termes de salaires et de droits professionnels : les femmes veulent aller au-delà de ce qu’ont les hommes et inventer leur propre système de travail.
Qu'est-ce que les femmes que vous avez rencontrées mettent derrière la notion de réussite ?
Elles voient la réussite comme quelque chose de plus global que la seule réussite professionnelle fondée sur les trois piliers : argent, statut, pouvoir. Pour elles, réussir c’est aussi réussir sa vie personnelle, familiale, sociale, etc. Et elles sont prêtes à gagner un peu moins d’argent pour travailler selon leurs propres critères. C’est un changement de paradigme. C’est vers là que se dirigent aussi les jeunes qui sont plus attentifs à leur vie personnelle, et aussi de nombreux hommes qui ont la même approche, tout en se l’interdisant encore un peu, parce que culturellement il leur est demandé de réussir ; mais la notion de réussite est en train de changer chez tout le monde.
Quels comportements nouveaux voyez-vous les femmes adopter ?
On voit davantage de femmes travailler entre elles, ce qui était moins le cas avant car il y en avait peu dans des postes à responsabilités. On voit même se créer des structures où il n’y a que des femmes, comme des cabinets d’avocats ; or les femmes ont des manières de travailler différentes, plus directes, plus transparentes, elles ont des approches plus centrées sur l’efficacité, avec moins de discussions, de négociations ou de rôles à jouer. Elles ont aussi des manières de travailler différentes du point de vue du temps et de l’espace de travail. Certaines travaillent en partie chez elles et passent facilement d’un endroit à l’autre. Le télétravail n’est pas réservé aux femmes, mais elles le revendiquent.
Le management des femmes aussi est différent, plus ouvert, plus collaboratif. Elles ont un rapport au pouvoir moins vertical que les hommes. Elles ne voient pas le chef en haut avec des gens en bas qui le regardent avec terreur et admiration. Les femmes n’ont pas envie de prendre ce pouvoir qui isole. Elles ont une conception plus inclusive, plus horizontale : elles veulent emmener les autres, ne pas être seule dans un grand bureau, séparée d’eux.
La solidarité entre femmes, la sororité commence aussi à se développer. On le voyait déjà dans la sphère personnelle, quand les femmes doivent s’occuper des enfants. Dans la sphère professionnelle, les femmes des générations précédentes ne la mettaient pas en œuvre, elles avaient à cœur de trouver leurs marques et de s’insérer. Aujourd’hui les femmes se sont aperçues qu’elles ont plus intérêt à s’entraider qu’à se marcher dessus, plus intérêt à se soutenir, à être solidaires et à s’encourager.
Quels comportements nouveaux voyez-vous les femmes adopter ?
Cette évolution profitera à tout le monde, pas seulement aux femmes. Il y a aussi des hommes dans des postes difficiles et durs, qui ont envie de pouvoir rentrer chez eux le soir. On le voit avec les burnouts, le rôle des coachs, etc. il y a toute une réflexion pour redéfinir la manière de travailler, notamment depuis la pandémie, avec le télétravail.
Les femmes ont longtemps été cantonnées à la sphère personnelle et domestique. Aujourd’hui elles apportent des attributs féminins dans ce monde du travail où il fallait se battre avec un vocabulaire guerrier ou sportif de haut niveau. Ce vieux système faisait rêver les gens dans les années 80 et 90. Les femmes y mettent un coup de pied, y apportent de l’humanité et de nouvelles manières de faire moins axées sur les postures. Sous leur influence, et aussi sous celles des jeunes, de nouvelles façons de voir et de nouveaux comportements se propagent, qui rendent le monde professionnel moins dur. Et c’est très positif, c’est comme un appel d’air.
REUSSIR AUJOURD'HUI
Qu’est-ce que la réussite aujourd’hui ? Question vaste qui peine à trouver une réponse unique. D’une part une même personne la définira de manière différente au fil de sa carrière, d’autre part c’est une question éminemment personnelle, qui dépend des motivations et des besoins fondamentaux de chacun.
Il est désormais socialement accepté qu’il n’existe pas une seule voie de réussite et le référentiel commun d’hier (gagner davantage, accroitre ses responsabilités) est devenu moins indiscutable, moins unanime et donc moins pressurisant. Par quoi est-il remplacé ? Nos discussions avec les dirigeants que nous accompagnons font apparaître 5 éléments de réponse :
- Réussir c’est travailler au bon endroit, c’est à dire là où l’on peut faire ce qu’on a envie de faire, et en accord avec ses valeurs.
- Réussir c’est avoir une vie professionnelle stimulante… et qui laisse la place à une vie extra-professionnelle. C’est d’abord une question de temps. Avoir du temps pour sa famille et sa vie personnelle, est aujourd’hui un critère de réussite majeur, et la crise du Covid, en favorisant la porosité entre le professionnel et le personnel, a mis la notion de qualité de vie au premier plan. Se sacrifier pour réussir professionnellement n’est plus considéré comme une réussite.
- Réussir c’est se sentir utile et mesurer l’impact de ses actions. Ne sont pas rares les histoires de cadres dirigeants qui, à un moment donné, renoncent à de hautes responsabilités dans de grandes organisations prestigieuses, mais souvent loin du terrain, pour passer un CAP et se lancer dans un métier manuel ou bien diriger un petit commerce de proximité. Des résultats visibles, plus de réactivité et moins de politique : voilà de nouveaux critères de réussite.
- Réussir c’est permettre aux autres de réussir. Voir les succès de personnes qu’on a embauchées et formées est un motif de fierté : donner sa chance à des profils atypiques, croire en eux, pouvoir montrer qu’on a eu raison de leur faire confiance constituent une belle success story.
- Réussir n’est pas forcément l’atteinte d’un résultat mais peut-être la réalisation d’une expérience : quand on se lance dans l’entrepreneuriat, on voit parfois moins sa réussite dans son chiffre d’affaires que dans le fait de s’être lancé. I did it! Les jeunes générations se projettent peu dans une carrière séquentielle avec des postes successifs. Ils sont plus sensibles à l’expérience qu’ils vivent sur le moment et cherchent la réussite dans l’instantané ; s’ils s’ennuient, ils le font savoir et partent vivre d’autres expériences ailleurs.

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Dépôt légal : mars 2022.