La Lettre de Transition Plus
N°50 Printemps 2022
Permettez-moi de vous remercier, chères lectrices, chers lecteurs, pour votre fidélité et votre soutien constant. C’est grâce à vous que j’ai le plaisir aujourd’hui d’écrire le cinquantième édito de la Lettre de Transition Plus.
Au fil des années, cette Lettre nous a permis d’entretenir une forme de dialogue sur des sujets liés aux carrières des cadres dirigeants. Elle nous a également permis de rencontrer des experts stimulants et inspirants pour nos réflexions.
Pour ce numéro 50, consacré à la prise de risque, il nous fallait un expert d’exception. Et ce n’est pas si souvent que l’occasion nous est donnée de rencontrer une véritable légende dans son domaine : Ari Vatanen, immense champion de rallye, a impressionné le monde entier par ses audaces en conduite et ses performances exceptionnelles (champion du monde, champion d’Angleterre, quatre fois vainqueur du Paris-Dakar…
entre autres). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il nous explique le ressort de son courage et comment il distingue erreur et danger. Et il nous incite à plus d’intensité et de hardiesse dans nos vies personnelles comme dans nos parcours professionnels.
Ses propos positifs et profonds sont vivifiants.
En complément, un second article, Prise de risque, prise de recul, est consacré aux risques que prennent les cadres dirigeants en décidant (ou pas) d’une orientation dans leur carrière : quels sont ces risques ? quels en sont les impacts objectifs ? quelles questions se poser pour bien les apprécier ?
Nous espérons que vous aimerez ce cinquantième numéro. Peut-être vous donnera-t-il le goût du risque ? Mais nous espérons surtout qu’il vous donnera l’envie de lire les cinquante numéros suivants.
Fidèlement plus.
Domitille Tézé
Ari Vatanen est une légende du sport automobile. Champion d’Angleterre des rallyes en 1976 et 1980, champion du monde des rallyes en 1981, champion du monde de rallye tout terrain en 1997 et quatre fois vainqueur du Paris-Dakar. Il a été député européen de Finlande puis de France de 1999 à 2009.
Si je vous dis le mot “risque”, à quoi pensez-vous ?
C’est une question existentielle. Quand on pense au risque il faut se demander comment on voit la vie. Vivre une vie sécurisée comme le veulent la plupart des gens est une illusion. On peut vouloir ne pas prendre de risques pour éviter le danger mais on ne peut pas contrôler sa vie, ou seulement une petite partie.
Vivre renfermé en pensant être heureux jusqu’à 95 ans, c’est comme conduire une voiture avec les feux de position, en seconde et en tirant le frein à main. Votre voiture restera propre mais une voiture propre est comme une vie non vécue : vous existez dans la vie mais vous ne vivez pas. Nous avons peur de vivre la vie comme Dieu, je crois, nous a destinés à la vivre pleinement. La vie est très courte. Qu’avons-nous à perdre au fond ?
Avez-vous vu mon film Climb Dance* sur la course de côte de Pikes Peak ? C’est la plus grande montée du monde et la plus raide. Le film est tourné tôt le matin et les ingénieurs de Jean Todt avaient oublié que le soleil est bas à cette heure-là, on n’a pas de pare-soleil et quand le soleil m’aveugle, je lève juste la main. Mais je ne lève pas le pied. C’est-à-dire que je conduis d’une main, mais à fond.
Et j’ai dit dans une interview, parce que ce geste a vraiment frappé les esprits, que dans la vie, on peut lever le bras mais pas le pied. C’est-à-dire qu’on doit vivre pleinement, quoi qu’on fasse.
Quels sont les risques que vous avez décidé de ne pas prendre dans votre carrière ?
Contrairement à ce que les gens pensent, on ne prend pas de risques intentionnels en courses. On veut rester en vie. Mais on peut commettre des erreurs : mal évaluer quelque chose, freiner trop tard, arriver trop vite dans un virage. Mais ce n’est pas un risque comme marcher sur un fil sans harnais de sécurité par exemple.
La prise de risque en rallye s’apparenterait plutôt à une sorte de pari. Sur le rallye de Monte Carlo, vous avez cinq kilomètres de neige et de verglas, puis vingt-cinq kilomètres d’asphalte. Le choix sûr est de prendre un pneu neige, mais vous perdrez beaucoup de temps sur l’asphalte sec. Vous pouvez aussi prendre un pneu lisse, rapide sur le tarmac sec mais dangereux sur le verglas. Là, vous prenez un risque. Pour moi, prendre un risque c’est faire quelque chose que l’on sait ne pas être très raisonnable. Mais quand est-on en danger ? Là est la question.
Dans leur carrière les gens ont peur de changer de pays. Ils disent que c’est un risque, qu’ils ont besoin de sécurité pour leur maison, leur cadre de vie, etc. Mais tant qu’on reste en bonne santé, où est le risque ? On peut toujours revenir dans son pays d’origine quand on est à l’étranger, on a le meilleur des deux mondes.
On se prive de quelque chose quand on vit toujours la même routine, c’est comme écouter tout le temps le même genre de musique. En partant vivre à l’étranger, on a une nouvelle musique dans sa vie. Et si on n’ose pas déménager, on se prive, soi et sa famille, de cette nouvelle expérience qu’on n’aurait jamais eue autrement. Alors qu’il n’y a aucun risque…
En quoi le fait de prendre des risques en tant que pilote vous a-t-il changé en tant qu’homme ?
Je prétends toujours que je n’ai jamais pris de risque mais que j’ai fait des erreurs. Beaucoup d’erreurs. Parce que la passion pure de conduire, la sensation incroyable de maîtriser la voiture était parfois plus forte que mon cerveau, que ma sécurité personnelle. C’est comme la musique, comme une transe. Vous êtes comme un pianiste manouche qui a appris à bien jouer tout seul : des gens vous écoutent, vous êtes les yeux fermés, dans votre bulle et vous ne vous trompez jamais de touche. La conduite est alors à son meilleur. Et la vitesse est telle quand vous conduisez que vous suivez le courant, tout se passe automatiquement. Bien sûr,
à la moindre erreur, vous vous réveillez dans la réalité. Mais si vous avez toujours peur de commettre une erreur, eh bien dites-vous qu’une personne qui ne fait rien n’en commet jamais !
Les gens ont le risque en tête, donc ils n’osent pas prendre des mesures décisives dans leur vie. Mais nous n’avons rien à perdre tant que nous ne faisons rien de criminel. Allons-y, vivons pleinement notre vie ! Nous pouvons lever le bras mais pas le pied. J’encourage les gens à aller de l’avant car le risque n’est le plus souvent qu’une illusion dans leur esprit.
Un exemple de risque réel : en Finlande, nous avons cent quatre-vingt mille lacs et en hiver les gens vont marcher sur la glace. Quand elle fait 5 centimètres d’épaisseur, on sait qu’elle peut largement supporter le poids d’un homme, mais ça devient une vraie prise de risque s’il n’y a que 3 centimètres.
Mais dans la vie professionnelle il n’y a presque aucun risque. Pourquoi avoir si peur d’en prendre alors ? C’est lié à la mortalité je crois. Une fois que vous réalisez à quel point vous êtes mortel, tout change. J’ai vu mon père mourir dans un accident de voiture, j’étais à côté de lui, je n’avais que 8 ans. C’était sa première voiture, une voiture neuve. La veille, le 15 octobre 1960, il avait installé les ceintures de sécurité, elles n’étaient pas d’origine à l’époque. Le lendemain, le 16 octobre, nous sommes allés à l’enterrement d’un ami de mes parents. Ils n’ont pas bouclé leur ceinture parce qu’ils n’en avaient pas l’habitude. Mon père est mort. Ma mère et moi étions à l’arrière, il ne nous est rien arrivé. Plus tard ma mère a découvert que nous nous étions trompés de jour, que l’enterrement était le 15 octobre. Pas de ceintures de sécurité, mauvais jour : mon père est mort.
La vie est si fragile, vous savez, une fois que vous le réalisez, vous réalisez qu’il n’y a pas de temps à perdre et vous la vivez pleinement.
Pensez-vous que tout le monde peut être doué pour prendre des risques ?
Au sens où vous l’entendez, oui, absolument ! Si par prise de risque, vous entendez prendre une décision courageuse ou inhabituelle, sortir de la majorité, être à contrecourant, faire quelque chose qu’on ne ferait normalement pas et que votre père n’a pas fait… mais vous n’êtes pas votre père, vous êtes différent !
Nous avons besoin de briser ce mythe de la prise de risque. Les gens vivent des vies trop conservatrices dans le choix de leurs lieux de vie ou de leur carrière. Ils rêvent toute leur vie de faire un saut en parachute mais ne le font pas. Bien sûr il y a toujours un risque à le faire mais statistiquement c’est très, très sûr. Tout le monde peut et devrait le faire. Définitivement. Parce que si vous ne le faites pas, vous vous privez de quelque chose et ce n’est pas la vie pleinement vécue. Soyez prudent sur la route mais à part ça, à fond dans la vie !
* Court métrage de Jean-Louis Mourey, plusieurs fois primé, visible sur Youtube – durée : 5’18
PRISE DE RISQUE, PRISE DE RECUL
Un dirigeant qui ne prend pas de risque, ça n’existe pas.
Le dirigeant, par sa fonction, projette une vision, compose avec une part d’inconnu, prend des décisions et assume des risques juridiques qui engagent sa responsabilité. Mais il prend aussi des risques dans la conduite de sa carrière : en effet, aujourd’hui où les parcours linéaires n’existent plus, où l’on est amené à connaître plusieurs métiers, plusieurs fonctions ou plusieurs secteurs, changer de job ou de mission comporte aussi une part de risque ; tout comme se maintenir dans son job finit par en présenter : risques de manquer des opportunités ou ne pas progresser assez.
Aux moments décisifs, quand ils sont amenés à s’engager dans une nouvelle étape de leur évolution professionnelle, les cadres dirigeants ne réagissent pas de la même façon. Certains se lanceront dans un nouveau poste en n’ayant que 50 % des compétences requises quand d’autres ne le prendront que s’ils cochent 80 % des cases. L’estimation du risque n’est jamais la même d’une personne à l’autre.
Mais de quels risques parle-t-on au juste ?
Risque d’échouer dans un nouveau poste alors qu’on réussissait dans le précédent… risque de régresser, de faire un pas de côté ou en arrière plutôt qu’en avant… risque de ne pas s’adapter à un nouvel environnement…
Et si ça ne se passe pas bien, quelles pourraient en être les conséquences ?
En positif, c’est l’apprentissage d’un échec (aujourd’hui plus valorisé qu’hier) et en négatif, en dehors d’éventuelles conséquences économiques, c’est plutôt l’image de soi, l’estime de soi, et la confiance en soi qui en prennent un coup.
Ces risques, si l’on y réfléchit bien, restent relatifs. Surtout à une époque où le droit à l’erreur est davantage admis socialement. Dans une décision de carrière, ce n’est jamais sa vie qu’on engage : il ne s’agit après tout que d’un job.
Prendre du recul dans les moments décisifs de sa carrière est particulièrement utile pour en apprécier les risques : évaluer si on a plus intérêt à un instant t à partir ou à rester, challenger ses croyances, dépasser l’approche émotionnelle de la situation en l’objectivant, sortir d’une vision immédiate pour se projeter dans le long terme.
Autant de points sur lesquels on gagne à se faire aider par les bonnes personnes pour analyser et prendre la hauteur nécessaire.
Même si à la fin, on restera seul(e) à prendre la décision.
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus
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Directrice de la publication : Domitille Tézé
Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Thierry Guinard, Emmanuel Pérard, Sophie Thoral, Alix Gautier.
Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : Mathilde Guillemot. Crédit photos : Milena Perdriel
Dépôt légal : mai 2022.