La Lettre de Transition Plus
N°53 Eté 2023
EDITO
«L’ennui est une maladie dont le travail est le remède »
prétendait il y a deux siècles le duc de Lévis.
Cette fausse prescription médicale semble simple, bien trop simple : en effet qui pourrait aujourd’hui prétendre n’avoir jamais ressenti d’ennui… dans son travail ?
Que faire alors dans ce cas pour guérir de l’ennui ?
S’il ne s’agit que d’un moment passager de lassitude, il suffira de prendre son ennui en patience.
Mais si c’est son travail lui-même qui est ressenti comme un ennui, s’il en est la source, s’il semble dépourvu d’intérêt ou si le temps qu’on lui consacre semble s’écouler trop lentement, alors la situation devient plus pénible.
Comment se manifeste cet ennui ? À quoi peut-il conduire ? Qu’est-ce qui le provoque ? De quoi peut-il être le symptôme ? Comment réagir ?
Pour aborder ces questions, nous avons fait appel au sociologue et psychosociologue du travail Frédéric Brugeilles, chercheur au CNAM et conseil en entreprises.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il nous invite à réfléchir sur le sujet de l’ennui au travail dans une perspective large, à une époque post covid qui ré-interroge les conditions contractuelles du travail, remet en cause son organisation et fait apparaître de nouveaux enjeux de motivation.
En complément, nous avons développé un second article, Que me dit mon ennui ? Plus focalisé sur l’ennui que peut éprouver un cadre dirigeant dans son activité. Comment doit-il l’analyser ? Jusqu’à quel point lui faut-il réagir et quelles actions peut-il envisager ?
J’espère que vous trouverez plaisir et intérêt à lire cette lettre que nous avons essayé
de ne surtout pas rendre… ennuyeuse !
Cordialement plus.
Domitille Tézé
Frédéric Brugeilles – L’ennui au travail
Sociologue et psychosociologue, Frédéric Brugeilles dirige le cabinet de conseil Intervalle et intervient sur des sujets d’organisation et de santé au travail. Il est aussi chercheur associé au CRTD-CNAM.
Comment pourrions-nous définir l’ennui au travail ?
Pour un sociologue du travail, cette notion peut être associée à deux phénomènes principaux.
- Le premier est l’expérience du placard, c’est-à-dire avoir un emploi en étant privé d’activité.
On est alors confronté à l’ennui, au sens de l’inaction, de l’inutilité, de l’absence de reconnaissance possible, de l’isolement – l’inverse de ce que le travail doit pouvoir apporter.
On est ainsi renvoyé à « l’exclusion dans l’entreprise » comme le formule la psychologue du travail Dominique Lhuilier dans son livre sur le sujet[1]. - Le second phénomène est celui du bore out, qui se voudrait être une situation professionnelle où l’on s’ennuie, soit parce que la charge de travail est peu importante, soit parce qu’on n’a pas ou peu l’occasion d’utiliser ses compétences, et qu’on est astreint à des tâches répétitives ou nécessitant peu de qualification.
Il est important de considérer l’ennui dans son contexte, celui de notre monde contemporain occidental. L’ennui n’est peut-être pas vécu de la même manière en France, où il devient vite insupportable, qu’au Japon, par exemple, où la soumission à l’autorité est plus forte et où l’on accepterait beaucoup plus facilement de vivre des journées monotones et répétitives.
Il est aussi probable que l’on perçoive de façon différente le caractère ennuyeux de sa situation professionnelle selon la nature de son emploi ou de son activité, selon le lieu d’exercice de l’activité et selon sa génération. En clair, dans un monde de l’excellence et de l’épanouissement personnel – en particulier chez les cadres – il n’y a pas de place pour l’ennui au travail. Alors que pour d’autres catégories professionnelles, accepter l’ennui au travail fait peut-être partie du travail, de sa condition. Le niveau de tolérance à l’ennui des cadres apparaît très faible – socialement surtout.
Le culte de l’excellence chez les cadres se traduit par la multitude d’activités : ils sont et se doivent d’être dans l’agitation, dans la surcharge de travail, le fait d’être « overbookés », dans une difficulté à concilier vie privée et vie professionnelle… en mettant à distance l’ennui, comme un état intolérable.
On se soumet aussi à l’injonction d’avoir un travail qui ait du sens, en opposition aux bullshit jobs, pour reprendre le concept de l’anthropologue américain David Graeber[2].
En termes de représentations, l’ennui renvoie sans doute au vide, au manque, « aux sans » : sans emploi, sans projet, aux exclus de la vie sociale, à une supposée paresse aussi.
On pourrait rappeler que l’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor visait à lutter contre « la flânerie systématique de l’ouvrier ».
[1] Dominique Lhuilier – Placardisés, des exclus dans l’entreprise – Éditions Seuil 2002.
[2] David Graeber – Bullshit jobs – Éditions Les liens qui libèrent 2018.
Qu’est-ce qui provoque l’ennui ?
C’est la monotonie du travail, la répétition, le temps long – en opposition à notre ère de l’immédiateté, du juste à temps, de l’accélération et du changement permanent.
C’est aussi le sentiment de ne pas pouvoir exprimer l’intelligence humaine, d’être astreint à une position d’exécutant. Ce que raconte très bien Joseph Ponthus dans À la ligne [3], récit de son expérience du travail intérimaire, notamment dans un abattoir. Il arrive à dépasser l’ennui de son travail par l’écriture, une forme de contemplation et par le fait de chanter en travaillant.
On voit bien qu’aujourd’hui quelque chose ne fonctionne plus du côté de la subordination au travail et le salariat repose sur ce lien de subordination[4]. Je fais l’hypothèse que cette subordination peut générer de l’ennui car elle renvoie à un déficit de marges de manœuvre, un manque de liberté. Après la crise du Covid, on a évoqué la grande démission, le départ de certains professionnels de leur emploi parce qu’ils ne s’y retrouvaient plus. Peut-être que le télétravail – en offrant plus de souplesse pour décider quand on veut et peut travailler – a réduit cette part d’ennui en proposant un plus grand pouvoir d’agir – même si le télétravail porte aussi des inconvénients manifestes en matière de santé au travail.
La question de l’ennui est aussi liée à la place que l’on donne au plaisir au travail, à une revendication légitime de se reconnaître dans son travail, d’y trouver une source d’épanouissement, de fierté et des conditions qui le rendent plus agréable, en termes notamment d’ambiance, de convivialité.
Une autre question, plus générale, est de se demander si l’ennui au travail ne nous renvoie pas à un phénomène contemporain plus large, d’une société incertaine [5], dépressive, d’interrogation accrue sur le sens de l’existence et le sens à suivre… en panne d’avenir. Le temps de l’à-quoi-bonisme.
[3] Joseph Ponthus – À la ligne – Éditions de la Table ronde 2019.
[4] Le titre du livre de la sociologue Danièle Linhart – L’insoutenable subordination des salariés – Éditions Érès 2021, laisse confirmer que nous sommes au bout d’un modèle.
[5] Alain Ehrenberg – La fatigue d’être soi – Éditions Odile Jacob 1998.
Que peut-on faire pour ne pas s’ennuyer ?
> Repenser le travail.
> Imaginer ensemble, avec les personnes qui travaillent, l’organisation du travail pour conjuguer les exigences de l’organisation aux contraintes de leur activité et de leur vie privée.
> Sortir d’une logique de bureau des méthodes, où l’on organise à distance le travail – afin de favoriser la démocratie au travail, avec davantage de concertation et de co-décision.
> Permettre la contribution de chacun au projet et à la vie des organisations[6].
> Éviter de stigmatiser l’ennui ou la flânerie, en laissant de la place à l’imaginaire, à la décélération, en échappant à cette fuite en avant du toujours plus. Avec cette idée que le vide, le contre temps, la flânerie sont nécessaires à la créativité.
> Penser que l’ennui n’est pas un état continu. Qu’il y a toujours des moments dans une vie ou dans une semaine, où l’on s’ennuie, et que cela peut aussi être vécu comme un moment intéressant, une pause, un temps pour se ressourcer.
[6] Frédéric Brugeilles et Clément Brochot – Faire l’expérience de la contribution. Une recherche-action sur l’intégration des nouveaux dans l’entreprise collaborative – Nouvelle revue de psychosociologie 2019, N°27.
Que me dit mon ennui ?
L’ennui éprouvé par un cadre dans son travail peut se ressentir de deux manières. Quantitativement : une charge de travail insuffisante et insatisfaisante ; ou de manière plus qualitative : une baisse d’intérêt pour son activité, des journées qui semblent longues, une motivation moindre, une baisse d’énergie.
Dans les deux cas, la situation est souvent mal vécue : s’ennuyer au travail est assez inavouable, un cadre dirigeant étant censé rester actif, impliqué et stimulé, engagé dans sa mission. L’ennui le renvoie à un sentiment d’inutilité et le mène forcément à des interrogations sur sa place et son rôle. Si le sentiment d’ennui s’installe, il peut vite devenir destructeur, entamer l’estime de lui-même, atteindre son moral et sa santé physique, nuire à son image au sein de l’entreprise comme au dehors.
Si l’ennui est clairement occasionné par une circonstance particulière, une situation provisoire comme une baisse cyclique d’activité ou un moment d’attente avant l’enclenchement d’une nouvelle mission, rien d’alarmant. Il faut savoir l’accueillir comme un moment de l’existence dont il fait aussi partie. Mais si on se rend compte que les causes de son ennui sont plus structurelles que conjoncturelles, alors il faut réagir.
Car l’ennui n’est alors pas qu’un état du moment, c’est un symptôme et un signal. Notre ennui au travail nous dit quelque chose. Une baisse de responsabilités signifie-t-elle que nous sommes doucement mis à l’écart, « placardisés » ? L’entreprise nous signifie-t-elle qu’il est temps de partir ? Et si oui comment réagir ?
Ou bien, la cause de notre ennui est-elle dans notre propre lassitude, l’impression d’avoir fait le tour de notre job et de ne plus y trouver de stimulation ?
Il faut alors se demander quelles sont nos perspectives et nos possibilités de rebonds. Et combien de temps nous pouvons accepter cette situation avant qu’elle ne devienne délétère.
Pas si facile de voir clairement et lucidement où on en est, quand le ressenti est aussi confus et indicible. Partager sa réflexion avec des tiers de confiance, en aidant à objectiver son cas, peut s’avérer très salutaire.
Quand il dure, l’ennui au travail est le signe de la fin d’un cycle : il manifeste une inadéquation entre soi-même et son travail, consécutive à une évolution, soit des besoins de son entreprise, soit de ses propres besoins. Et de ce fait, il appelle à une action réfléchie (par opposition à une réaction pulsionnelle ou impatiente).
Le moment est venu de prendre les choses en main, de ré-interroger ses besoins et de se demander quels manques actuels peuvent conduire à la frustration et à l’ennui. Il est intéressant pour cela de se reconnecter à des souvenirs positifs et de se remémorer les dernières phases d’intérêt professionnel qu’on a vécues et d’en comprendre les ressorts. D’identifier quelles sources de satisfaction dans sa vie personnelle compensent ou rééquilibrent l’ennui éprouvé dans son travail. De faire une liste de ses envies, exercice Joyeux par lequel on se manifeste en vie. Ces réflexions tournées vers l’aspiration, l’intérêt, l’action, l’émulation (autant d’antonymes au mot ennui) donnent souvent des indices sur l’orientation souhaitable de sa carrière, que ce soit à l’intérieur ou en dehors de son entreprise.
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