La Lettre de Transition Plus
N°56 Automne 2024
EDITO
Avez-vous remarqué?
On emploie de plus en plus le mot collectif pour désigner une équipe ou une entreprise.
On connaissait les collectifs d’artiste, et depuis quelques années les collectifs d’indépendants. Mais aujourd’hui, même une grosse organisation comme la Banque Postale utilise ce terme pour parler d’elle-même dans sa dernière campagne de recrutement.
C’est que le mot collectif évoque une culture d’organisation favorisant l’initiative et l’autonomie de ses membres. Une évolution à l’ère de l’agilité que connaissent toutes les entreprises, quelles que soient leur structure et leur taille, et à laquelle participent de nouvelles générations de collaborateurs.
En quoi cette évolution oblige-t-elle les dirigeants à évoluer eux-mêmes ? Qu’est-ce qui change dans leur rôle et leur posture ? Comment être un leader dans ce monde plus ouvert et moins vertical ? En un mot : comment diriger un collectif ?
S’il en est un à qui la question se pose, c’est bien le chef d’orchestre, qui conduit un grand nombre de talents individuels à produire une création harmonieuse. Et nous avons demandé à Florent Caroubi, un jeune et talentueux chef d’orchestre, de dresser la comparaison entre son rôle et celui de dirigeant. L’analogie est féconde et, nous semble-t-il, fort inspirante.
En complément, un second article détaille ce qui nous semble être les 6 postures d’un leader d’aujourd’hui, adaptées à un monde où la performance collective repose avant tout sur l’autonomie et la collaboration, et que reflète la notion de collectif.
Nous espérons que vous trouverez du plaisir à lire cette lettre, qu’elle vous donnera l’envie de la faire lire à d’autres, et d’en discuter… collectivement.
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Cordialement plus.
Domitille Tézé
Pianiste et chef d’orchestre, Florian Caroubi se définit comme un musicien éclectique et enthousiaste. Au-delà de sa riche carrière d’artiste, il s’investit dans de nombreux projets pédagogiques notamment au Conservatoire National Supérieur de Musique et Danse de Lyon.
En quoi la figure du chef d'orchestre peut-elle être une analogie inspirante pour un dirigeant ?
On imagine souvent que le chef d’orchestre sculpte une matière musicale alors qu’il a d’abord affaire à une matière humaine. Il doit avant tout faire collaborer un collectif, l’orienter dans certaines directions, mais aussi suivre instinctivement ses propositions quand elles sont efficaces.
Les musiciens ne sont pas de simples exécutants. Leur adhésion au discours du chef d’orchestre, leur compréhension et leur envie de le suivre se situent à un
niveau d’inspiration artistique qu’on pourrait appeler dans l’entreprise créativité ou innovation : le collectif est créatif si chaque individualité exprime ce qu’elle a de personnel et en même temps reste à l’écoute des autres.
Il y a 60 ou 70 individualités dans un orchestre et on y rencontre des problèmes connus en entreprise.
Des problèmes de surcompétence. Un musicien issu d’un grand conservatoire, habitué à exécuter des morceaux au plus haut niveau, à s’exprimer en solo, à se projeter dans une vie artistique sublime, joue souvent dans un orchestre des choses beaucoup plus simples, au milieu de collègues eux-mêmes parfois blasés. Avoir été formé au plus haut niveau pour réaliser des tâches simples peut entraîner, comme dans l’entreprise, une forme de frustration et des risques de démotivation.
Des problèmes de recrutement. Les concours d’entrée dans un orchestre évaluent surtout les qualités musicales. D’autres qualités, comme les qualités relationnelles, sont difficiles à évaluer dans un recrutement et ne sont pas prises en compte.
Des problèmes relationnels. Penser qu’un orchestre est un lieu paradisiaque dans lequel on s’amuse est complètement idéalisé. Comme dans un bureau, on est tout le temps à côté des mêmes personnes. On fait souvent toute sa carrière dans le même orchestre. Pendant 20 ans, on côtoie son collègue de gauche qui a une esthétique différente de la nôtre et nous tire dans une autre direction, la flûtiste derrière qui entre toujours un peu en retard, le hautboïste qui joue toujours un peu bas et le chef d’orchestre dont on sait d’avance ce qu’il va dire (rire). On peut trouver que cela ronronne, alors qu’on porte en soi un fort idéal artistique. Les problèmes relationnels peuvent être énormes dans un orchestre, parfois insolubles, comme en entreprise.
D’ailleurs les orchestres sont des organisations fortement syndiquées. Il y a des règles strictes d’encadrement des répétitions et on ne fait pas travailler un orchestre plus tard que l’heure prévue sans payer des suppléments. Inversement, on ne verra pas un musicien d’orchestre arriver en retard à une répétition.
Un orchestre est aussi très hiérarchisé, il y a des premiers violons, des chefs de pupitre, des troisièmes chaises… les concours de recrutement sont précis. Le chef d’orchestre doit donc composer avec ces aspirations élevées, ces règles strictes et aussi toutes les frustrations et idéaux des musiciens. Il ne doit pas simplement s’assurer que les musiciens font ce qui est marqué sur la partition, mais surtout qu’ils créent une interprétation inspirée, qu’ils se dépassent, qu’ils comprennent l’œuvre et se l’approprient, coopèrent et entrent dans une forme de communion.
Pour y arriver quelles doivent être ses qualités ?
La manière dont il fait autorité est essentielle. On se fait souvent de lui l’idée caricaturale de quelqu’un d’autoritaire qui délivre un message de manière verticale, à qui l’on obéit. Cela peut paraître étonnant mais les orchestres apprécient les chefs qui parlent peu.
Aujourd’hui, les chefs d’orchestre ne sont pas tellement plus compétents que les musiciens qui sont généralement d’un très haut niveau et un chef qui parlerait trop ignorerait leur compétence.Un bon chef d’orchestre a les idées claires et est capable de prendre des décisions. Plus le chef d’orchestre est ferme et précis dans ses intentions, plus ses indications sont claires, plus il libère le potentiel et la créativité des musiciens. Si la battue du chef d’orchestre est floue, l’orchestre ne saura pas quoi faire, jouera sur ses habitudes et ne le regardera plus vraiment.
Autre chose : un chef d’orchestre est en permanence devant un collectif de 70 musiciens avec lesquels il ne peut que très rarement avoir des entretiens particuliers comme en entreprise. La façon dont il s’adresse à eux compte. S’il leur dit qu’ils doivent faire mieux sans préciser de quelle façon ou s’il se permet des commentaires désobligeants, soit il inhibe leur confiance et leur potentiel de créativité, soit il les braque contre lui et perd son autorité. Il doit prononcer des mots clairs mais qui ne remettent pas en question les personnes, surtout devant le collectif.
La grande qualité des chefs d’orchestre est d’avoir la vision globale, l’analyse fine et la solution rapide. C’est la même chose dans une entreprise, n’est-ce pas ?
Le chef d’orchestre est le seul musicien qui ne produit pas de son. Avec son seul corps, il exprime la musique qu’il veut communiquer. Et si, non seulement il est cette musique, par sa fermeté, par son éloquence corporelle, par son charisme, et qu’en plus il croit à ce qu’il fait, les musiciens le suivent. Un chef d’orchestre à haut niveau n’est pas seulement quelqu’un qui a une vision, c’est quelqu’un qui sait motiver les troupes.
Citons l’exemple du chef d’orchestre japonais Seiji Ozawa : il était si présent, si fortement impliqué, il priait avec tellement de conviction ses musiciens de bien jouer, il était tellement investi qu’ils n’avaient d’autres choix que de le suivre. Il faut que le chef d’orchestre soit cette personne qui porte le collectif en des termes sensibles, qu’il soit l’incarnation même du message.
Le chef d’orchestre n’est pas seulement celui qui fait, celui qui sait, c’est celui qui porte. Et cela fait toute la différence.
6 clés pour un nouveau leadersip
Au départ, le mot collectif désignait un regroupement, plus ou moins formel, de personnes autour d’un projet commun et piloté par leurs membres.
Aujourd’hui, au-delà des structures, le terme est employé par ceux qui se réclament d’une culture d’organisation favorisant l’initiative et l’autonomie. Une culture qui reflète l’évolution générale des entreprises : des structures moins rigides et moins uniformes, une distribution plus horizontale des pouvoirs et des responsabilités, une plus grande autonomie individuelle.
Dans ce nouveau contexte comment exercer son leadership ? Comment diriger un collectif ?
Si le leader incarne une vision, il ne se positionne plus simplement dans un rapport hiérarchique : il cherche à développer dans ses interactions les conditions d’une collaboration performante basée sur la communication et l’échange.
Cela se traduit par des changements de postures, de mentalité et de comportements que nous proposons de décrire ici en 6 points :
1 • L’influence (plutôt que l’autorité)
Être charismatique, positif et exemplaire, inspirer les autres et leur donner l’envie de s’engager et d’agir (plutôt qu’ordonner l’action et gouverner par la peur).
2 • Le service (plutôt que l’utilisation)
Considérer qu’être dirigeant n’est pas un privilège mais une redevabilité. C’est être au service de la performance et de l’action collective, et donc des autres : les collaborateurs, les clients, les actionnaires.
3 • La facilitation (plutôt que l’obligation)
Favoriser les conditions (humaines, matérielles, psychologiques) pour que les personnes se responsabilisent et conduisent leur mission de manière autonome plutôt que décider l’organisation dans tous ses détails ou appliquer du micro management.
4 • L’humilité (plutôt que la prétention)
Reconnaitre ses erreurs (autoriser ainsi les autres à reconnaitre les leurs et à prendre des risques), encourager et développer le feedback, accepter d’être challengé, reconnaitre sa vulnérabilité.
5 • La transparence (plutôt que le secret)
Communiquer largement, informer tout le monde de manière large et égale, être transparent afin de favoriser la confiance et l’adhésion au projet collectif.
6 • Le partage (plutôt que l’appropriation) de la réussite
Valoriser la réussite collective, mettre en avant la contribution de chacun, célébrer collectivement les succès.
La lettre de Transition Plus est éditée par Transition Plus – 1, rue de la Banque 75002 Paris – Tél 09 67 82 14 55 – Directrice de la publication : Domitille Tézé – Comité éditorial : Nicolas Bontron, Valérie Féret-Willaert, Thierry Guinard, Sophie Thoral, Emmanuel Pérard, Alix Gautier – Directeur de la rédaction : Michel Clavel – Conception & réalisation : M. Guillemot – Crédit photos : M. Perdriel – Dépôt légal : Novembre 2024.